
Qu’est-ce qu’une question juridictionnelle ?
Les amateurs de Game of Thrones s’étant déchirés sur le dénouement de la série fantastique seraient probablement surpris par l’intensité des passions déchaînées par cette question chez les amateurs de droit administratif. Les amateurs de droit criminel, manifestement, ne feraient qu’hausser leurs épaules et passer leur chemin.
Alors que le concept de question juridictionnelle fait couler énormément d’encre depuis des années en droit administratif, la Cour suprême du Canada a défini ce concept avec une simplicité déconcertante en matière criminelle et quasi-criminelle dans l’affaire Bessette c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2019 CSC 31. Dans cette affaire, M. Bessette a été accusé d’une infraction provinciale liée à la conduite automobile en Colombie-Britannique. Avant le début de son procès devant la Cour provinciale, il a demandé d’être jugé en français. Cette demande lui a été refusée par le juge de la Cour provinciale, de sorte que M. Bessette a demandé le contrôle judiciaire de cette décision par bref de certiorari à la Cour suprême de Colombie-Britannique, c’est-à-dire la cour supérieure de cette province. La Cour suprême de Colombie-Britannique a refusé de réviser la décision de la Cour provinciale, jugeant que M. Bessette pourrait soulever cette question lors d’un éventuel appel d’un verdict de culpabilité. La Cour d’appel a rejeté le pourvoi de M. Bessette, au motif que la décision de la Cour suprême de Colombie-Britannique sur sa requête en certiorari était discrétionnaire.
La demande de M. Bessette de subir son procès en français, et le refus des cours provinciales de lui accorder ce droit, découlent d’abord d’un désaccord sur l’interprétation du régime législatif applicable. M. Bessette a été accusé en vertu du Motor Vehicle Act, soit le code de la sécurité routière de la Colombie-Britannique. Les infractions provinciales prévues à cette loi sont traitées selon les règles procédurales du Offence Act, une seconde loi britanno-colombienne. Or, l’Offence Act renvoie aux règles procédurales du Code criminel afin de combler ses silences quant au déroulement des procès couverts par cette loi.
Au centre de la présente affaire : la place dans cette structure de la disposition du Code criminel prévoyant le droit d’un accusé de subir son procès dans la langue officielle de son choix. Selon M. Bessette, cette structure législative lui confère le droit de subir son procès en français – et ce droit doit lui être accordé avant le début de son procès, plutôt que lors d’un éventuel appel qui ordonnerait, en bout de piste, un second procès.
Le Procureur général de la Colombie-Britannique est plutôt d’avis que le droit anglais, reçu en Colombie-Britannique par la Loi de 1731, a préséance sur ce droit prévu au Code criminel. Ainsi, parmi les lois anglaises reçues dans cette province se trouve une loi anglaise de 1731 intitulée An Act that all Proceedings in Courts of Justice within that Part of Great Britain called England, and in the Court of Exchequer in Scotland, shall be in the English Language. Cette loi prévaudrait sur les droits linguistiques prévus au Code criminel d’origine fédérale.
Le juge de la Cour suprême de la Colombie-Britannique a accepté cette interprétation de l’Offence Act, également d’avis que d’interpréter l’Offence Act comme intégrant des dispositions linguistiques « substantielles » d’origine fédérale constituerait une décision « politique » de sa part (ce qui soulève une foule de questions intéressantes sur la théorie du droit de ce juge – notamment sur sa conceptualisation de l’intention de « l’auteur » d’un texte et sur la place de la moralité dans le droit à ses yeux).
Cette première requête refusée, le débat s’est transporté sur le terrain de la révision judiciaire, M. Bessette déposant un bref de certiorari devant la cour supérieure provinciale. Une requête en certiorari est une demande de contrôle de la décision d’un juge par la cour supérieure provinciale. Il s’agit d’une procédure reconnue en droit criminel pour contester une décision en cours d’instance touchant à la juridiction du tribunal, étant entendu que les droits d’appel en droit criminel et quasi-criminel sont prévus par la loi et que, sauf exceptions limitées, un tel droit n’existe pas au stade interlocutoire.
La Cour suprême de la Colombie-Britannique a toutefois refusé d’exercer sa juridiction de supervision, au motif que la demande de M. Bessette était prématurée. Selon la cour supérieure provinciale, le droit d’appel à la suite du procès représentait un recours adéquat et le recours en certiorari n’était pas approprié, puisque la question de l’incorporation du Code criminel à l’Offence Act ne relèverait pas de la juridiction de la Cour provinciale. La Cour d’appel de Colombie-Britannique a maintenu cette décision, jugeant que la décision de la Cour suprême de la Colombie-Britannique était discrétionnaire.
Le pourvoi à la Cour suprême du Canada comporte les deux questions suivantes. D’abord, la décision de la Cour provinciale était-elle immédiatement susceptible de contrôle par la Cour suprême de la Colombie-Britannique ? Si oui, et ensuite, l’Offence Act incorpore-t-il le droit prévu au Code criminel d’un accusé de subir son procès dans la langue officielle de son choix ?
Sur la première question, la Cour suprême du Canada rappelle d’abord que les cours supérieures n’interviennent généralement pas dans les instances criminelles en cours devant les cours provinciales. Les parties peuvent toutefois recourir au certiorari avant ou pendant le procès s’il y a erreur de compétence d’un juge de la Cour provinciale. En matière criminelle (et c’est ici que les amateurs de droit administratif écarquilleront les yeux), il y a erreur juridictionnelle « lorsque le tribunal ne se conforme pas à une disposition impérative d’une loi ou transgresse les principes de justice naturelle ».
Une disposition impérative est définie largement par la Cour suprême : il s’agit simplement d’une disposition indiquant à un juge l’ordonnance à rendre s’il juge que certains critères sont remplis. Toute omission d’un juge de se conformer à une disposition impérative emporte ainsi une perte de sa compétence, c’est-à-dire de sa juridiction. La Cour suprême ajoute qu’une requête en certiorari sera possible lorsque le genre d’erreur allégué par le requérant touche la juridiction.
La Cour suprême est également d’avis que la Cour d’appel provinciale a commis une erreur en ne renversant pas la décision de la Cour suprême de la Colombie-Britannique : si le juge de la cour supérieure avait reconnu que le litige portait sur une question juridictionnelle, que sa décision avait une incidence sur les droits linguistiques revendiqués par M. Bessette et qu’il était souhaitable de trancher la question de la langue du procès avant le début de celui‑ci, il aurait dû conclure qu’un appel de la déclaration de culpabilité ne représentait pas un recours adéquat au lieu du contrôle par voie de certiorari. Le juge de la cour supérieure a donc exercé son pouvoir discrétionnaire d’une manière inadéquate, puisqu’il n’a pas accordé suffisamment d’importance à toutes les considérations pertinentes. Au surplus, celui-ci a commis une erreur de principe et a rendu une décision clairement erronée quant au résultat, de sorte qu’un contrôle en appel de l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire était nécessaire.
Cette première conclusion tirée, la Cour suprême du Canada se tourne vers la seconde question portant sur le fond : le droit d’un accusé de subir un procès dans la langue officielle de son choix est-il incorporé à l’Offence Act ? Cette question n’avait pas été étudiée par la Cour suprême de la Colombie-Britannique ou sa Cour d’appel.
La Cour suprême rejette l’argument du Procureur général selon lequel la loi anglaise de 1731 a préséance sur la disposition du Code criminel. Selon la Cour suprême, insister pour exclure de l’Offence Act le droit de subir un procès dans la langue de son choix équivaut à diminuer l’importance des droits linguistiques ou à présumer que la province n’a pas l’intention d’adopter une disposition prévoyant l’usage du français devant ses tribunaux. Le texte, le contexte et l’objet de l’Offence Act contredisent tous une telle opinion.
La décision Bessette présente un intérêt certain quant à la simplicité avec laquelle elle définit le concept de question juridictionnelle. Cette simplicité ne peut toutefois pas être transposée au droit administratif. En effet, le droit criminel doit présenter des garanties robustes d’équité procédurale, étant donné les intérêts de l’accusé en jeu. Le choix de limiter les droits d’appel au stade interlocutoire doit donc s’équilibrer avec un mécanisme de contrôle facilement accessible : une définition large de la question juridictionnelle dans le cadre d’une requête en certiorari remplit cet objectif. À l’inverse, la tension entre célérité des décisions administratives et respect de la règle de droit, qui est au cœur du droit administratif, ne pourrait probablement pas s’accommoder d’une définition aussi large du concept de question juridictionnelle. Évidemment, la réponse à cette question ne saurait tarder, puisque la Cour suprême du Canada nous réserve dans les prochains mois une révision complète du droit administratif canadien.