Rejet d’un rapport d’expertise avant l’instruction – rappel des principes
Ce pourvoi[1] porte sur le rôle d’un juge saisi d’une demande en rejet d’un rapport d’expertise avant l’instruction d’une affaire, en vertu de l’article 241 du Code de procédure civile (« C.p.c. »)
En effet, en appel d’un jugement de la Cour supérieure[2] ayant accueilli une demande en rejet d’un rapport d’expert, l’appelante plaide devant la Cour d’appel que la juge de première instance a erré en rejetant l’ensemble du rapport, que le protocole d’instance en prévoyait le dépôt, que ce rapport est utile et pertinent dans le cadre du litige et que ce rejet lui cause un préjudice irrémédiable. L’intimée, quant à elle, rétorque que ce rapport souffre d’importantes irrégularités. Selon elle, le rapport n’était pas nécessaire considérant que l’expert y expose des généralités ne relevant pas d’un savoir technique. De plus, dans certains passages de celui-ci, l’expert exprime des opinions juridiques. Par conséquent, la juge a eu raison de rejeter le rapport dans son intégralité avant l’instruction. La Cour d’appel donne raison à l’appelante, accueille l’appel et rejette la demande en rejet du rapport d’expertise.
Avant d’aborder plus en détail les arguments ayant été mis de l’avant de part et d’autre, il apparaît opportun de faire un bref survol des faits du dossier.
L’appelante avait été sélectionnée pour procéder à la réfection d’infrastructures dans un arrondissement de la Ville de Montréal. Or, en raison de conditions du sol qui différaient de celles dénoncées dans l’appel d’offres, elle a été incapable de respecter les délais convenus et elle a dû engager des coûts additionnels. C’est dans ce contexte qu’elle a déposé une demande afin de faire annuler la pénalité qui lui avait été imposée pour son retard et de réclamer ses coûts excédentaires.
Par la suite, comme convenu au protocole d’instance, l’appelante a communiqué à l’intimée un rapport d’expert portant sur les conditions du sol, plus précisément sur la quantité réelle de roc sur le chantier et sur l’effet de cette quantité quant aux délais prévus et aux coûts. Suivant la réception de ce rapport, l’intimée a demandé le rejet de celui-ci en vertu de l’article 241 C.p.c., ce que la juge a accepté de faire.
En effet, après avoir relevé et cité plusieurs passages du rapport qu’elle estimait problématiques, la juge a conclu à l’irrégularité de l’expertise, étant d’avis, d’une part, que l’expert formulait des opinions juridiques et, d’autre part, qu’il ne faisait que reprendre la position de l’appelante sans s’appuyer sur une méthodologie reconnue. De plus, elle a estimé que ce rapport ne dépassait pas le niveau des connaissances générales et qu’il ne fournissait aucun apport scientifique ou technique.
Abordons maintenant le jugement rendu dernièrement par la Cour d’appel. En établissant le cadre d’analyse applicable, cette dernière réitère les principes qui doivent guider les juges saisis d’une demande en rejet d’un rapport d’expert préalablement à l’instruction. Pour ce faire, elle base son analyse sur les principes qui ressortent des arrêts clés R. c. Mohan, White Burgess Langille Inman c. Abbott, et Cardinal c. Bonnaud.
En voici un bref survol :
[28] Dans White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., la Cour suprême rappelait le cadre d’analyse, en deux temps, décrit dans l’arrêt Mohan permettant de décider de la recevabilité du témoignage d’opinion de l’expert. Dans un premier temps, le juge examine si le témoignage satisfait à ces quatre critères de recevabilité, à savoir la pertinence, la nécessité, l’absence de toute règle d’irrecevabilité et la qualification suffisante de l’expert. Le témoignage d’expert ne satisfaisant pas à ces critères doit être exclu. S’il y satisfait, le juge, dans un deuxième temps, exerce son pouvoir discrétionnaire afin de déterminer si le témoignage est assez avantageux pour le procès pour justifier sa recevabilité malgré le préjudice potentiel pouvant découler de son utilisation en preuve.
[…]
[33] Ces principes étant rappelés, il semble nécessaire de souligner une distinction entre les diverses manifestations que la prudence peut revêtir lorsqu’il s’agit de trancher la question de la recevabilité d’un rapport d’expertise.
[34] D’une part, il y a d’abord une prudence procédurale, qui s’intéresse à la question de savoir si la recevabilité d’un rapport d’expert doit normalement être tranchée au stade préliminaire ou plutôt lors du procès. C’est cette manifestation de la prudence qui a été affectée par l’entrée en vigueur de l’article 241 C.p.c. : alors qu’elle était la règle générale, elle est désormais devenue l’exception. Ainsi, en présence d’une irrégularité visée par l’article 241 C.p.c., le débat relatif à la recevabilité d’un rapport d’expertise doit désormais avoir lieu avant l’instruction. […]
[35] D’autre part, la prudence a aussi une dimension plus substantielle, qui concerne l’application, à proprement parler, des divers critères de recevabilité. Par exemple, il ressort de l’arrêt de la Cour suprême dans White Burgess que les juges ne devraient rejeter un rapport d’expertise pour cause de partialité que dans les cas les plus manifestes. […]
[36] Autrement dit, une certaine prudence s’impose dans l’application du critère d’impartialité et une prudence similaire doit être également de mise en appliquant, par exemple, le critère de pertinence ou encore celui de la qualification de l’expert.
[37] Cette manifestation plus substantielle de la prudence n’a pas été affectée par l’entrée en vigueur de l’article 241 C.p.c.
[…]
[40] En définitive, la prudence continue à s’imposer lorsque le juge applique les critères de recevabilité — étant entendu que certains peuvent appeler une plus grande prudence que d’autres et que chaque cas est un cas d’espèce — mais la prudence ne devrait plus, du moins en règle générale, l’inciter à déférer d’emblée l’application de ces critères au juge du fond.
En appliquant ces arrêts, la Cour en vient à la conclusion que la juge de première instance n’a pas évalué la recevabilité du rapport d’expert en respectant ce cadre.
En effet, en ce qui a trait à la première conclusion, la Cour d’appel est d’avis que plusieurs questions en litige étaient de nature technique, et donc que ce n’est pas parce que l’expert se prononce sur ces questions, en répondant au contenu de l’étude de CIMA+ que son rapport est automatiquement inadmissible. D’ailleurs, sauf quelques rares exceptions, le rapport ne formulait pas d’opinion juridique.
Quant à la seconde conclusion, suivant laquelle le rapport d’expert ne fournirait aucun apport scientifique ou technique et ne contient que des « principes de gros bon sens, d’opinions juridiques, et d’une analyse des faits qui ne requiert pas de connaissances spécialisées », la Cour d’appel souligne d’abord que seuls certains passages ciblés ont été cités par la juge de première instance pour l’étayer. Cette analyse générale et non particularisée ne permettait pas à la juge de première instance de conclure que le rapport comportait un vice susceptible d’en ordonner le retrait entier au stade préliminaire. Le rapport reflète plutôt convenablement la nature même du dossier, qui exige que l’expert procède à une analyse des documents d’appel d’offres afin d’étudier l’impact de la présence de roc sur la poursuite des travaux et les coûts supplémentaires engendrés. La juge de première instance reconnaît d’ailleurs la pertinence de certains passages, mais décide tout de même de le rejeter en entier, concluant qu’aucun rapport d’expert ne serait utile au juge du fond.
La Cour d’appel n’est pas du même avis. Les questions en litige nécessiteront au contraire une expertise afin de se pencher sur les conséquences de la quantité réelle de roc sur le chantier quant aux délais et aux coûts des travaux, ce que les parties avaient elles-mêmes reconnu, en convenant de ces rapports dans le protocole d’instance. Par ailleurs, l’éclairage d’experts sur une étude géotechnique et de caractérisation des sols qui a été jointe à l’appel d’offres est nécessaire. Dans ce contexte, la Cour d’appel estime avec égards que la juge a erré en rejetant la totalité du rapport. Cette décision a privé l’appelante de son droit d’administrer sa preuve au fond dans un contexte où la matière en litige est complexe et où les sommes en jeu sont considérables. La Cour d’appel ne s’est pas prononcée sur l’opportunité de rejeter partiellement le rapport en retranchant certaines parties de celui-ci, comme le permet le second alinéa de l’article 241 C.p.c.
La Cour d’appel réitère par cette récente décision que si la prudence ne doit plus conduire le juge à renvoyer la question du rejet d’un rapport d’expertise au juge du fond, la prudence elle-même reste nécessaire et que le rejet d’un rapport d’expertise avant le procès se fait dans des cas clairs et évidents et ne doit pas être considéré et utilisé comme une occasion de priver une partie de ses droits.
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[1] Excavations Payette ltée c. Ville de Montréal, 2022 QCCA 1393 (CanLII)
[2] Excavations Payette ltée c. Ville de Montréal, 2021 QCCS 3649 (CanLII)