
Les attentes raisonnables et le pouvoir de redresser, illustrés
Les litiges commerciaux touchant les actions de compagnie ont ce quelque chose de particulier quand vient le temps de s’adresser aux tribunaux : le vaste pouvoir d’intervention et de redressement de la Cour prévu à l’article 450 et ss. de la Loi sur les sociétés par actions (« L.s.a.Q. ») du Québec (ou aux dispositions similaires mais non identiques articles 241 et ss. de la Loi canadienne sur les sociétés par actions.)
Le mois dernier, la Cour d’appel du Québec a rappelé ce vaste pouvoir en intervenant pour redresser une situation dans l’affaire Gestion Simon-Pierre Péladeau inc. c. Placements Péladeau inc., 2021 QCCA 956. De manière unanime, les trois juges de la Cour d’appel du Québec ont infirmé le jugement de première instance et ordonné le rachat d’actions dans l’année suivant la décision, soit au plus tard le 30 juin 2022.
Dans ce dossier, le litige entre actionnaires concernait les actions d’une société de portefeuille familiale, Les Placements Péladeau Inc. (« Placements Péladeau »). L’arrêt fait état des différents tenants et aboutissants qui opposaient l’appelante Gestion Simon-Pierre Péladeau Inc. (« Gestion SPP »), à Pierre-Karl Péladeau et à Placements Péladeau. À travers les années, deux ententes avaient été convenues entre les parties pour structurer le rachat des actions de Gestion SPP dans Placements Péladeau, d’abord en 2001 puis en 2008. Frustrée par la lenteur du rachat, Gestion SPP demandait l’intervention de la Cour pour ordonner à Placements Péladeau le rachat immédiat de la balance de ses actions ou encore de fixer un terme pour le rachat.
La Cour d’appel a d’abord rappelé le test à deux volets établi en 2008 par la Cour suprême du Canada dans BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, 2008 CSC 69, à savoir avoir prouvé une « attente raisonnable » de la part du requérant et deuxièmement avoir démontré que cette attente raisonnable a été frustrée par un comportement répréhensible.
Sur la question de « l’attente raisonnable », la Cour d’appel conclut, contrairement au juge de première instance, que Gestion SPP en a fait la preuve. Après avoir rappelé qu’un comportement abusif dans une situation ne sera pas nécessairement abusif dans une situation différente, et après avoir listé les facteurs objectifs utiles à la détermination de s’il y avait une « attente raisonnable », la Cour d’appel ajoute que les rapports familiaux peuvent jouer un rôle déterminant. Puis au paragraphe 47 de la décision, la Cour d’appel écrit :
[47] Le juge aurait dû tenir compte du contexte familial de l’affaire de même que du contexte plus large dans lequel elle s’inscrit, dont : les raisons qui ont mené à la mise sur pied de Gestion Péladeau par Pierre Péladeau, les termes de l’Entente de 2001 et les raisons qui ont motivé les parties d’en convenir, les modifications importantes à la structure d’actionnariat de Gestion Péladeau et de PPI découlant de cette dernière entente, les motifs qui ont poussé les parties à convenir de l’Entente de 2008 afin d’y bonifier la formule de rachat d’actions, et l’ensemble des rapports entre les membres de la fratrie Péladeau.
La Cour d’appel s’attarde entre autres sur le sens de l’entente de 2001 entre les parties, et plus spécifiquement sur la logique de celle-ci :
[53] Une telle transaction de conversion d’actions n’a de sens que dans la mesure où le rachat des actions de classe B-1 est assuré. (…) Il relève donc de la logique même de l’Entente de 2001 que la formule de rachat des actions de classe B-1 doit assurer le rachat éventuel de celles-ci dans un délai raisonnable.
[54] De plus, puisque les actions de classe B-1 ne comportent aucun dividende et puisque leur valeur de rachat est fixée à 1,00 $ par action sans formule d’indexation ou d’ajustement, la valeur réelle de celles-ci décroît avec le temps par l’effet de l’inflation. Il découle donc de source que les rachats doivent s’effectuer régulièrement selon un rythme raisonnablement prévisible, car autrement, la conversion des actions de classe B en actions de classe B-1 serait grossièrement abusive.
[…]
[56] C’est d’ailleurs précisément ce que prévoit l’Entente de 2001 en énonçant que le rachat devra s’effectuer annuellement : « de nouvelles actions privilégiées de [PPI] qui devront être rachetées par [PPI] chaque année à raison d’un montant égal à 5 % des dividendes en espèce que [PPI] pourra recevoir de Québecor » (soulignement ajouté). Compte tenu du texte de l’Entente de 2001, des modalités de la conversion des actions et de l’historique des déclarations de dividendes par Québecor antérieures à sa conclusion, il est évident que l’attente raisonnable de toutes les parties à l’Entente de 2001 était que le rachat des actions s’effectuerait annuellement – quoique le montant précis du rachat puisse varier d’une année à l’autre – afin d’assurer le rachat complet des actions sur un horizon raisonnable.
Traitant du second volet du test, soit la question du comportement injuste des intimés vis-à-vis Gestion SPP, la Cour d’appel conclut qu’il incombait aux intimés de prendre des mesures afin de corriger la situation. Elle ajoute :
[74] Dans ce cas-ci, on ne peut que constater que la politique de favoriser le rachat d’actions au détriment de la déclaration de dividendes a eu pour effet concret d’accroître la valeur des intérêts des intimés dans Québecor, tout en suspendant de fait les rachats des actions de classe B-1 auxquels ils s’étaient engagés. Que ce constat résulte ou non d’une stratégie concertée des intimés ne change en rien au fait qu’il s’agit là d’une forme d’oppression visée par les articles 450 et s. de la L.s.a.Q. qu’il incombe de corriger. (Nous avons souligné.)
Les intimés plaidaient que le texte des ententes de 2001 et 2008 entre les parties avait été respecté. En réponse à cette position, la Cour d’appel conclut :
[75] Dans les circonstances particulières de ce dossier, le fait que les formules de rachat de l’Entente de 2001 et de l’Entente de 2008 ont été suivies n’empêche pas non plus d’ordonner un redressement en vertu des articles 450 et s. de la L.s.a.Q. Les commentaires du juge Hamilton, alors à la Cour supérieure, dans Baril c. Primeau, s’appliquent d’ailleurs assez bien au présent cas[1] :
[62] Enfin, demeure la question de savoir si un rachat conforme à la convention entre actionnaires peut néanmoins constituer un abus.
[63] Le Tribunal conclut que oui. Le recours en redressement pour abus existe pour les situations qui sont légales, mais qui constituent néanmoins un abus ou un préjudice injuste. Même si la clause de rachat d’actions est prévue dans la convention entre actionnaires, le Tribunal peut intervenir dans un cas approprié et ordonner un redressement lorsque l’exercice de la clause est abusif ou cause un préjudice injuste.
[…]
[76] Les pouvoirs conférés au tribunal par l’article 451 L.s.a.Q. afin de corriger une situation d’oppression sont vastes. Ces pouvoirs permettent au tribunal de trouver des solutions logiques et équitables afin de pallier aux situations d’oppression lorsqu’elles sont établies. Ils comprennent notamment le pouvoir d’enjoindre la société d’acheter des valeurs mobilières d’un détenteur et de modifier, résilier ou annuler un contrat auquel la société est partie. C’est là la conclusion principale du recours entrepris par l’appelante, soit une ordonnance de rachat immédiat de la totalité de ses actions de classe B-1 détenues dans PPI, et ce, sans égard à la formule de rachat prévue dans l’Entente de 2008. (Nous avons souligné.)
Les paragraphes 75 et 76 sont à nos yeux parmi les plus intéressants de cet arrêt en ce que la Cour d’appel énonce que l’article 450 de la L.s.a.Q. permet au tribunal d’intervenir pour enjoindre à une société de racheter des actions sans égard à une formule de rachat prévue dans une entente.
Évidemment, chaque litige entre actionnaires a ses particularités, mais cet arrêt rappelle certainement à tous que les pouvoirs d’intervention de la Cour sont vastes en la matière, et qu’ils incluent le contrôle des conventions de rachat d’actions qui pourraient elles-mêmes être appliquées injustement ou qui auraient entraîné des situations d’oppression.
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[1] Baril c. Primeau, 2016 QCCS 5814, par. 62-63.