
Le père de commune renommée prime sur le père biologique
La nécessité de moderniser le régime de droit familial fait l’objet de nombreux débats. Les tribunaux vont parfois jusqu’à interpeller le législateur à cet effet, lorsque des principes désuets font échec aux résultats juridiques qui paraissent les mieux adaptés aux réalités familiales modernes. Dans une décision rendue le 5 juillet 2018, la Cour d’appel devait composer avec cette réalité, alors que deux hommes ayant agi à titre de père d’un enfant se disputaient sa filiation. Offrant de son propre aveu une solution imparfaite, la Cour a maintenu le jugement de première instance et tranché en faveur du père à l’origine du projet parental, au détriment du père biologique.
La trame factuelle menant à cette délicate impasse est des plus singulières. L’intimé est en couple pendant sept avant avec la mère de l’enfant et demeure avec elle à Ville A lorsque leur projet de fonder une famille se concrétise. En août 2015, trois mois après la naissance de leur enfant, l’intimé découvre que sa conjointe entretient, depuis plus d’un an, une relation extraconjugale (avec l’appelant) à Ville B où elle travaille et demeure les jours de semaine vu la distance à parcourir depuis Ville A. Suite à cette révélation, le couple se sépare et la mère de l’enfant s’établit immédiatement à Ville A où elle reprend sa relation avec l’appelant, laquelle n’avait été interrompue que durant les premiers mois de vie de l’enfant. La mère et l’intimé ont alors la garde partagée de leur enfant, qui se déplace entre Ville A et Ville B, et l’Appelant en prend soin, conjointement avec la mère, lorsque celle-ci a la garde. En septembre 2015, sur recommandation de sa propre mère qui s’étonne de sa ressemblance avec l’enfant, l’appelant fait un test de paternité et apprend qu’il est le père biologique. Il accepte toutefois de garder cette information secrète, à la demande de la mère, qui souhaite préserver les sentiments l’intimé.
En octobre 2016, l’appelant et la mère se séparent. Cette dernière traverse alors une période difficile au cours de laquelle elle est incapable de prendre soin de son fils. C’est donc l’appelant qui assurera la garde de l’enfant lorsque celui-ci est à Ville B. Il faut ajouter que, ne fréquentant pas la garderie, l’enfant est strictement sous les bons soins de ses deux pères et de ses grands-parents paternels (les parents de l’Appelant et les parents de l’Intimé). Ce n’est qu’en janvier 2017, alors que l’enfant est âgé de 22 mois, que l’intimé découvre qu’il n’est pas le père biologique. Cette révélation le bouleverse mais n’affecte en rien son désir d’être le père de l’enfant qui demeure, à ses yeux, « son p’tit gars ».
Le juge de première instance, l’Honorable Marc St-Pierre j.c.s., se retrouvait donc saisi de la demande en déclaration de paternité de l’appelant, père biologique de l’enfant. Il conclut, à la lueur de la preuve présentée devant lui, que les deux hommes peuvent revendiquer la possession d’état de l’enfant, laquelle s’établit par une série de facteurs dont principalement le nom, le traitement et la commune renommée[1]. L’analyse de ces critères permet de vérifier si l’enfant est perçu et élevé comme tel par le parent qui en revendique le statut. En l’espèce, cette analyse factuelle n’offre toutefois pas de solution entière puisque le juge reconnaît deux possessions d’état et qu’il ne peut y avoir qu’un père sur le certificat de naissance. La solution se trouve donc à l’article 530 C.c.Q.
530. Nul ne peut réclamer une filiation contraire à celle que lui donnent son acte de naissance et la possession d’état conforme à ce titre.
Nul ne peut contester l’état de celui qui a une possession d’état conforme à son acte de naissance.
Ce principe, aussi connu comme le « verrou de filiation », vise surtout à assurer un père juridique – et le respect des obligations alimentaires lui incombant – à tout enfant. En effet, par cette présomption irréfragable, le législateur cherche surtout à éviter qu’un père ayant agi comme tel ne déserte son enfant en apprenant qu’il n’en est pas le réel géniteur. Le juge de première instance conclut donc que l’Intimé, père non-biologique, est le vrai père du garçon puisque, bien que les deux parties aient établi avec succès leur possession d’état, lui seul apparaît sur le certificat de naissance et bénéficie donc de la présomption prévue par le Code civil. L’intimé ne peut donc plus contester cette possession conforme au certificat.
La Cour d’appel confirme les conclusions du jugement de première instance mais y parvient par un raisonnement différent. L’Honorable Simon Ruel, j.c.a. est d’avis que le juge de première instance a erré en concluant que les deux pères avaient démontré une possession d’état. En effet, le juge estime que l’Intimé n’a pas établi sa possession d’état courante puisqu’il n’a pas rencontré le critère de la commune renommée, lequel demeure essentiel à la vérification que le tribunal devait entreprendre :
[92] Pourquoi le critère de la commune renommée est-il important?
[93] La réponse est que ce critère permet de vérifier objectivement l’existence d’une possession d’état de filiation. Il s’agit en effet d’un élément essentiel[36], puisqu’il doit être possible « d’établir et de confirmer la filiation à partir d’éléments très concrets […] qui peuvent se vérifier dans la réalité quotidienne »[37].
[94] Les temps ont changé et les rapports de filiation ne se définissent plus selon des axes traditionnels[38].
[95] Il faut tenir compte de la diversité des réalités familiales vécues par les enfants d’aujourd’hui, en raison notamment de la forte prévalence de séparations parentales, la présence de familles monoparentales, le fait que les enfants puissent vivre au sein de plusieurs milieux familiaux simultanément ou de manière séquentielle, ou encore dans des familles recomposées[39].
[96] Dans ce contexte, selon le choix du législateur, la possession d’état se fonde donc sur « les faits et gestes de ceux qui se comportent comme parents au vu et au su de tous »[40]. Il en va de la préservation de la stabilité des milieux familiaux et surtout, des enfants.
[97] Ce modèle n’est évidemment pas sans failles, mais il offre des assises claires et objectives pour trancher les conflits de filiation
La Cour d’appel est d’avis que durant la période pertinente, c’est l’intimé qui a agi au vu et au su de tous comme le père de l’enfant. Cette conclusion prend notamment appui sur le fait que, tel que révélé par la preuve, même lorsque l’Appelant avait la garde du garçon à Ville B, seul un cercle très restreint savait qu’il en était le père. Là s’illustrent toutes les difficultés que présente le concept de la commune renommée. La perception sociale de la relation parent-enfant dans le cadre de dynamiques familiales complexes pose une question délicate. Et que signifie-t-elle pour un bambin qui, ne fréquentant pas la garderie, n’est socialisé que par l’entremise de ses gardiens? Devant la nécessité de trancher, la Cour estime toutefois qu’elle n’a pas pris forme pour l’intimé, faisant échec à sa demande.
L’Honorable Julie Dutil, j.c.a., dissidente, aurait infirmé le jugement de première instance et aurait reconnu la paternité du père biologique. En effet, elle estime que la conclusion du premier juge à l’effet que les deux pères pouvaient revendiquer une possession d’état n’est entachée d’aucune erreur. À son avis, c’est plutôt une erreur de droit que le premier juge commet en appliquant l’article 530 C.c.Q. à des possessions d’état concurrentes. À son avis, la possession courante d’état doit présenter un certain caractère exclusif afin de produire ses effets. Lorsqu’elle demeure équivoque, elle ne vide pas la question :
[128] Les auteurs Pineau et Pratte expliquent bien les deux situations qui peuvent survenir lorsque, dans les cas de conflit de filiation, la possession d’état semble simultanée ou successive :
Un problème se pose cependant en cas de conflit de filiation. Deux situations sont alors possibles : ces possessions d’état peuvent sembler être soit simultanées, soit successives. La première hypothèse se règle facilement : si deux hommes, par exemple, ont agi simultanément à titre de père et se disputent la paternité de l’enfant, il faut sans doute conclure que la coexistence de ces « possessions d’état » les rend l’une et l’autre équivoques, ce qui les prive de tout effet probatoire.[50]
[Soulignement ajouté]
[129] Je partage ce point de vue. Lorsque deux hommes, dont le père biologique, agissent simultanément comme pères et sont reconnus agir comme tel par le tribunal, il ne peut y avoir de possession d’état permettant de donner effet à l’article 530 C.c.Q. et de faire échec à la filiation biologique.
[130] Lorsque la possession d’état n’est pas exclusive, comme en l’espèce, je crois que le tribunal doit favoriser le lien biologique qui unit l’enfant à son père pour établir la filiation par le sang. Les dispositions du Code civil du Québec établissent des règles qui peuvent, à l’occasion, mener à une filiation différente de la filiation biologique, et ce, comme le souligne mon collègue le juge Ruel, pour protéger la stabilité du lien de filiation et la paix dans les familles, le tout, dans le meilleur intérêt de l’enfant.
Cet arrêt met donc en lumière les défis que peut présenter l’application rigide d’un corpus législatif qui tarde à refléter certaines transformations sociales, notamment – et crucialement – la possibilité que plus de deux individus agissent à titre de parents. Un régime fondé sur la primauté du meilleur intérêt de l’enfant se devra peut-être de reconnaître plus formellement cette réalité.
[1] 524 C.c.Q.