De plus en plus facile de faire rejeter une expertise au stade préliminaire
L’article 241 C.p.c. modifie le droit antérieur quant aux demandes de rejet des rapports d’expertises. Désormais, de telles demandes doivent être notifiées dans les 10 jours de la connaissance du motif de rejet. La règle générale voulant que toute question de pertinence, utilité, nécessité ou valeur probante par rapport à une expertise soit référée au juge du fond n’est plus de mise.
Depuis l’entrée en vigueur du nouveau Code de procédure civile, plusieurs demandes de rejet d’un rapport d’expertise sur la base d’irrégularités ont été présentées et ont été accordées à au moins quatre reprises[1]. La plus récente décision fut rendue par le juge André Roy de la Cour supérieure dans l’affaire Construction Savite Inc. (« Savite ») c. Construction Demathieu & Bard Inc. (« CDB ») & al., 2017 QCCS 579.
Savite, une entreprise de maçonnerie, réclame des dommages de CDB, un entrepreneur général, pour avoir écarté sa soumission pour un projet de réfection. Le litige porte sur la conformité de celle-ci. Dans ce contexte, Savite communique un rapport d’expertise préparé par une firme d’ingénierie visant à démontrer la conformité de sa soumission.
Les parties défenderesses demandent le rejet du rapport sur la base de son caractère irrégulier. Selon les défenderesses, les experts empiètent sur les fonctions du juge et n’apportent aucun éclairage sur des éléments scientifiques ou techniques.
Savite prétend que la requête en rejet est prématurée et que la question devra être soumise au juge au fond qui sera mieux placé pour évaluer l’utilité du rapport.
Le juge Roy accorde la requête. Suite à sa lecture du rapport, le juge conclut « qu’en interprétant le devis comme ils le font, les experts s’immiscent dans la tâche du juge au fond qui sera appelé à statuer sur les droits et obligations respectives des parties en interprétant notamment ce devis technique qui est à la base des rapports contractuels entre les parties. » Le juge Roy ajoute que les experts n’ont fourni aucun renseignement de nature scientifique ou technique dépassant les connaissances ou l’expérience du juge.
Une décision similaire avait été rendue en novembre 2016 par la juge Suzanne Gagné de la Cour supérieure dans l’affaire Du Sablon c. Groupe Ledor inc., 2016 QCCS 5469, où il était question de l’interprétation d’un contrat d’assurance et d’une expertise préparée par un expert en sinistre.
Dans les deux cas, le tribunal, sans mettre en doute les qualifications des experts, affirme que l’interprétation (devis ou contrat d’assurance) relève du domaine d’expertise du juge au fond. On peut se demander si le résultat aura été différent si les experts avaient fondé leurs opinions sur des connaissances scientifiques ou techniques. Bien qu’un tel scénario ne soit pas évident dans le cadre de l’interprétation d’un contrat d’assurance (voir le blogue de mon collègue David Grossman du 17 février 2017), on peut facilement imaginer une situation ou un ingénieur ou un architecte pourra, à l’aide des connaissances techniques, éclairer le tribunal dans son interprétation d’un devis.
Même si les tribunaux se montrent ouverts à appliquer l’article 241 C.p.c. pour faire rejeter des expertises à un stade préliminaire, si un doute subsiste quant à l’irrégularité, on peut s’attendre à ce que la question soit référée au juge du fond. Plusieurs décisions vont dans ce sens, [2] dont l’affaire Breton c. Mengue, 2017 QCCS 73, le juge Jean Faullem de la Cour du Québec fait une analyse intéressante de la notion d’irrégularité.
L’article 241 C.p.c. s’inscrit dans les objectifs d’efficacité et de célérité du nouveau Code de procédure civile et dans le devoir des parties de veiller à limiter l’affaire à ce qui est nécessaire pour résoudre le litige. Même s’il existe relativement peu de causes où l’article 241 C.p.c. fut utilisé pour faire rejeter une expertise au stade préliminaire, on peut néanmoins conclure que jusqu’à présent les objectifs sont atteints.
[1] Construction Savite inc. c. Construction Demathieu & Bard (CDB), 2017 QCCS 579 ; Gauthier c. Raymond Chabot inc., 2017 QCCS 317 ; Du Sablon c. Groupe Ledor inc., 2016 QCCS 5469 ; Banque de Montréal c. Mercille, 2016 QCCS 6777.
[2] Breton c. Mengue, 2017 QCCQ 73; Les Immeubles 5730 Monkland inc. c. Affleck De La Riva, Architectes, 2016 QCCS 6465 ; Emballages 2M inc. c. Multi-Portions inc., 2016 QCCS 4581.