
Arbitraire policier et société libre et démocratique : une décennie plus tard
Le plus haut tribunal du pays a récemment mis fin à une saga judiciaire qui se sera étalée sur un peu plus de dix ans, non sans avoir fait couler beaucoup d’encre et laissé plus d’un perplexe en cours de route. Le résultat auquel le tribunal arrive est à la fois inattendu et bienvenu.
Dans un jugement unanime rendu le 29 novembre dernier par l’Honorable Suzanne Côté, la Cour suprême du Canada a renversé les décisions des juridictions inférieures et réaffirmé l’importance, dans une société libre et démocratique, que les ingérences injustifiées de l’État, notamment par l’entremise des forces policières, soient sanctionnées et non pas trivialisées. Elle rappelle que les entraves par un policier à l’exercice des libertés individuelles, notamment à la liberté de mouvement et à la vie privée, ne sont permises que dans la mesure prévue par la loi.
Replaçons-nous en mai 2009, alors que l’appelante, Bela Kosoian, était mise en état d’arrestation, menottée, puis fouillée par Fabio Camacho, un policier employé de la Ville de Laval et désigné inspecteur responsable du réseau de métro de la Société de transport de Montréal (« STM »), alors qu’elle descendait un escalier mécanique dans une station de métro. Le motif invoqué par l’agent Camacho? Madame Kosoian avait refusé de tenir la main courante de l’escalier mécanique, contrairement à ce qu’un pictogramme apposé sur l’escalier prescrivait.
Bien que l’agent Camacho lui ait ordonné de tenir la main courante à plusieurs reprises, madame Kosoian avait refusé d’obtempérer à cet ordre puisque tenir la main courante de la rampe de l’escalier mécanique ne constituait pas, selon elle, une obligation réglementaire, mais plutôt un simple avertissement de danger.
N’en déplaise à madame Kosoian, l’agent Camacho et son collègue policier lui ont néanmoins remis un constat d’infraction de 100 $ pour avoir désobéi au pictogramme, ainsi qu’un autre de 320 $ pour avoir entravé le travail des deux policiers.
Près de trois ans plus tard, madame Kosian a finalement été acquittée des deux infractions par le juge Bisson de la Cour municipale de la Ville de Montréal qui n’a pas manqué de signaler « la faillite de [l’intervention des policiers] qui, à la base, se devait d’être banale ».
Or, le périple de madame Kosian était loin d’être terminé, puisqu’elle intentait par la suite une action en responsabilité civile à l’encontre de l’agent Camacho, l’employeur de ce dernier, soit la Ville de Laval, ainsi que la STM – action qui, rétrospectivement, aura pris une décennie pour aboutir au résultat escompté.
Notamment, madame Kosian reprochait à l’agent Camacho d’avoir commis une faute civile en procédant à une arrestation illégale, abusive et fautive, puisqu’un policier raisonnable placé dans les mêmes circonstances n’aurait pas, selon elle, agi de la sorte. Elle soutenait que les fautes des trois intimés lui auraient causé souffrance psychologique et blessures corporelles mineures, en plus d’avoir porté atteinte à sa dignité. Au total, c’est une somme de 69 000 $ qu’elle réclamait en dommages-intérêts compensatoires et punitifs.
Malheureusement pour celle-ci, le recours de madame Kosoian a été débouté tant devant la Cour du Québec que la Cour d’appel du Québec, qui ont toutes deux rejeté ses prétentions et conclu qu’elle avait été l’artisane de son propre malheur en refusant de coopérer avec l’agent Camacho.
Après avoir réalisé une revue des motifs invoqués par les juridictions inférieures, la juge Côté a effectué un survol des principes généraux qui régissent la responsabilité civile des forces policières en droit québécois, pour ensuite procéder à l’analyse de la responsabilité civile des trois intimés.
Elle rappelle que les policiers sont soumis, dans l’exercice de leurs pouvoirs, à des règles de conduite exigeantes visant à prévenir l’arbitraire et les restrictions injustifiées aux droits et libertés. Ils ne bénéficient, à cet égard, d’aucune immunité de droit public et ont le devoir – comme toute autre personne – de ne pas causer un préjudice à autrui, à défaut de quoi leur responsabilité civile sera engagée en vertu de l’article 1457 du Code civil du Québec (« C.c.Q. »).
Par ailleurs, le critère applicable pour évaluer l’existence ou non d’une faute civile commise par un policier est celui du policier normalement prudent, diligent et compétent placé dans les mêmes circonstances, celui-ci étant membre d’un groupe particulier, au même titre que tout autre professionnel.
De plus, en raison du pouvoir largement discrétionnaire dont il bénéficie, le policier a une obligation particulière – et dont la portée s’est avérée névralgique dans le présent pourvoi –, soit celle de connaître et de comprendre adéquatement l’état du droit, bien qu’il bénéficie sur ce point d’une présomption de validité des lois et règlements.
Au terme de cette étude, la juge Côté en est venue à la conclusion que tant le juge du procès que les juges majoritaires de la Cour d’appel du Québec avaient commis une erreur de droit révisable en présumant que la disposition en cause du règlement adopté par la STM sur les normes de sécurité et de comportement des personnes dans son matériel roulant avait pour effet de créer une infraction réglementaire pour l’omission de respecter un pictogramme, en l’occurrence celui indiquant de tenir la main courante. Comme la juge Côté le fait remarquer, la présomption de validité d’une disposition ne s’étend pas à l’existence ou à la portée même d’une infraction.
Après avoir considéré qu’un policier raisonnable placé dans les mêmes circonstances n’aurait pas considéré, étant donné l’absence d’une telle présomption, que le fait d’omettre de tenir la main courante constituait une infraction, la juge Côté a conclu que l’agent Camacho avait commis une faute civile en ordonnant à madame Kosoian de s’identifier, puis en procédant à son arrestation et à une fouille, le tout sur la base d’une infraction inexistante.
Quant à la STM, la juge l’a tenue responsable de la faute de l’agent Camacho à titre de mandante de celui-ci. Elle a également jugé que la STM avait commis une faute directe et distincte de celle de l’agent Camacho en enseignant aux policiers qu’elle embauchait à titre d’inspecteurs que le pictogramme en question imposait l’obligation de tenir la main courante. En l’espèce, le régime général de la responsabilité extracontractuelle s’appliquait à la STM, personne morale de droit public, puisqu’aucune règle de droit public particulière n’y dérogeait de façon à lui conférer une immunité relative.
Pour sa part, la Ville de Laval a également été tenue responsable de la faute de l’agent Camacho à titre de commettante de ce dernier, conformément aux articles 1463 et 1464 C.c.Q., puisqu’il n’était pas contesté que l’agent Camacho agissait dans l’exercice de ses fonctions au moment où la faute a été commise.
Finalement, la juge Côté a conclu que madame Kosoian était en droit, contrairement à ce qu’ont conclu les instances inférieures, de refuser d’obéir à un ordre illégal, et n’a donc commis aucune faute qui justifierait, dans les circonstances, un partage de responsabilité. Un montant de 20 000 $ lui a été accordé à titre de réparation pour les blessures corporelles mineures ainsi que le préjudice moral qu’elle a subi du fait de son arrestation illégale.
Bien que malheureux, l’incident subi par madame Kosoian aura néanmoins eu une portée positive considérable en ce qu’il a permis à la Cour suprême du Canada de remettre les pendules à l’heure en consacrant qu’il n’existe pas, dans notre société libre et démocratique, de règle de conduite universelle d’obtempérer à l’ordre illégal d’un policier.