
Rappel de quelques notions de base pour faire rejeter une expertise au stade préliminaire
Madame Arlette Adjovi Adingni et Monsieur Sedjro Horacio Quenum (Adjovi Adinghi c. Chokki 2019 QCCS 5199), les demandeurs, ont retenu les services des demandeurs afin qu’ils préparent leurs déclarations d’impôts pour les années 2013 et 2014.
Il semblerait que des crédits d’impôts non-justifiés, réclamés par les demandeurs sur les conseils des défendeurs, aient attiré l’attention de Revenu Québec et entraîné une demande de vérification fiscale de sa part, que l’on devine malvenue par les demandeurs.
Courroucés par la vérification fiscale, les demandeurs intentent un recours contre les défendeurs. Au soutien de leur réclamation, les demandeurs déposent le rapport de M. Babakar Seck, comptable. L’expert décrit son mandat comme étant « d’apporter [s]on jugement professionnel avec neutralité sur les pièces versées audit dossier, notamment les déclarations fiscales de Madame Arlette Adingni et de Monsieur Horacio Sedjro Quénum respectivement pour les années 2013 et 2014 et ce conformément à ma déontologie professionnelle. »
Les paragraphes 2 et 3 de l’opinion de l’expert sont à l’effet suivant :
2. Ce que j’ai remarqué sur les deux déclarations des revenus de 2013 et 2014 de M. Sedjro Horacio Quenum et de Mme Adjovi Arlet Adingni, il y a manifestement des manœuvres frauduleuses ou manipulations du comptable M. Ariel Chokki Abilogoun pour neutraliser les versements anticipés de frais de garde afin de réaliser les promesses de remboursement et d’optimisation fiscale tenus à l’égard de ses clients.
3. Ces manœuvres ne sont pas fondées et sont contraires aux bonnes pratiques de la profession de comptable fiscaliste.
[nous soulignons]
Estimant que l’expert Seck ne possédait pas les qualifications requises pour émettre une telle opinion, en plus d’usurper le rôle du tribunal, les défendeurs demandent le rejet du rapport d’expert.
La cour, en faisant droit à la demande des défendeurs, rappelle quelques principes. D’abord, il convient généralement de déférer au juge saisi du fond de la question de l’admissibilité d’un rapport d’expert :
[7] La Cour d’appel traite du rôle du tribunal saisi d’une demande de rejet d’un rapport d’expertise dans Cardinal c. Bonnaud. La juge Roy cautionne contre le morcellement des audiences par des contestations préliminaires de rapports d’expertises, car il y a des situations où il est mieux que le juge du fond décide de l’admissibilité du rapport d’expertise. Toutefois, elle reconnaît que lorsqu’un rapport est « irrégulier, partiel ou comporte une erreur grave », le tribunal doit être saisi sans délai.
Passant ensuite aux qualités que doit posséder une expertise, le juge cite à nouveau les propos de la juge Roy, qui rappelle qu’une expertise doit éclairer le tribunal et l’aider dans l’appréciation de la preuve. Le rapport doit contenir un niveau de détail suffisant qui permette d’en suivre le raisonnement et d’en saisir les conclusions, en se rapportant aux faits qu’il expose. Les méthodes d’analyse retenues doivent également être présentées.
Or, le rapport de l’expert Seck ne possédait aucune de ces caractéristiques. Comme le souligne le juge :
[12] Commençons avec ce deuxième critère. L’essentiel du rapport de M. Seck est son avis que les défendeurs/demandeurs reconventionnels ont commis des actes frauduleux. Cependant, le curriculum vitæ de M. Seck ne fait aucun état de quelque expertise que ce soit dans la fraude fiscale.
[13] Maintenant, l’utilité du rapport pour le Tribunal. Le rapport n’aidera pas le juge du fond. Non seulement il n’offre aucun avis technique, mais il ne permet pas au Tribunal de comprendre la méthode d’analyse utilisée par M. Speck. Pour être plus précis, le rapport de M. Seck ne donne aucune explication détaillée des informations qu’il met en doute aux déclarations de revenus des demandeurs/défendeurs reconventionnels. Le juge du fond, à la lumière du rapport, ne pourra d’aucune façon apprécier les faits que l’expert retient pour en arriver à sa conclusion.
[14] Plus important, M. Speck ne fait aucune référence aux standards de compatibilité qu’il remet en question, ce qui aurait possiblement permis au juge de comprendre pourquoi les déclarations de revenus des demandeurs/défendeurs reconventionnels manquaient la rigueur voulue.
Par ailleurs, le juge considère que le rapport usurpe le rôle du tribunal en concluant à la présence d’une fraude. Or, c’est à juste titre que le tribunal rappelle que :
[15] Le Tribunal estime aussi que M. Seck usurpe le rôle du Tribunal dans son rapport. La détermination de la commission ou non d’une fraude par les défendeurs/demandeurs reconventionnels ne peut pas être faite uniquement en regardant les déclarations de revenus des demandeurs/défenfeurs reconventionnels. Cela dépend du contexte, des instructions que les demandeurs/défendeurs reconventionnels ont données aux défendeurs/demandeurs reconventionnels et leurs explications en relation avec les frais de garde qu’ils réclamaient. Cela reviendra au juge du fond de décider si une fraude a été commise après avoir entendu la preuve. Le rapport ne traite aucunement de ces éléments factuels, autre facteur qui ajoute à son manque d’utilité pour le juge du fond.
Finalement, la cour conclut en rappelant que le délai prévu à l’article 241 Cpc, soit 10 jours, n’en est pas un de rigueur, et qu’il est donc possible, dans certaines circonstances, de demander le rejet d’une expertise au-delà de cette période.