Procéder en deux temps face à un abus de procédure : trois cas de figure
En vertu de l’article 54 C.p.c., lorsque le tribunal a déterminé qu’une procédure a été abusive, il est possible de scinder l’instance et de traiter la question des dommages ultérieurement à la condition que ceux-ci ne puissent pas être établis aisément à l’audition.
La prudence est toutefois de mise avant de demander une telle réserve de droit. En effet, la Cour supérieure a déjà rejeté une demande au motif que les dommages (des honoraires d’avocat) auraient pu être établis aisément au moment de l’audition principale (Standard Life Insurance Company of Canada c. Corporation des praticiens en médecine douce du Québec, 2011 QCCS 5271, par. 58-62). Selon la juge Savard, si la partie connaît, ou est en mesure de connaître, le montant de ses dommages, il serait contraire au principe de proportionnalité de lui permettre de procéder en deux temps.
Malgré ce jugement, on peut relever des cas où une partie a procédé de façon tout à fait distincte, sous un autre numéro de dossier et devant une autre cour, pour réclamer les honoraires d’avocat qu’elle a dû engager pour contrer une procédure jugée abusive.
Dans Jean-Paul Beaudry ltée c. 4013964 Canada inc., 2013 QCCA 792, une partie a réclamé devant la Cour du Québec ses honoraires d’avocat engagés dans un dossier de Cour supérieure. En effet, dans le jugement de la Cour supérieure, le juge avait écrit que la demanderesse pouvait se compter chanceuse que les défendeurs n’aient pas réclamé les honoraires de leurs avocats, pour abus de droit, ce qu’il aurait ordonné sans hésitation. La Cour d’appel a jugé qu’il y avait chose jugée sur le caractère abusif de la procédure de la demanderesse (le juge avait été suffisamment clair à cet égard) et que seule la question des dommages pouvait être analysée par la Cour du Québec.
On peut évidemment remettre en question l’efficacité d’une telle façon de faire. En effet, si elle entreprend un tout nouveau dossier, la partie victime de l’abus de procédure devra se soumettre à toutes les étapes préliminaires d’un dossier de cour et devra se remettre en ligne pour obtenir une date de procès. Aussi, si son adversaire a abusé de la procédure dans le dossier principal, cela ne sera pas nécessairement le cas pour le second dossier. En d’autres termes, les honoraires engagés pour le second dossier ne seront pas nécessairement payés par la partie adverse.
Ceci nous conduit à l’arrêt de la Cour d’appel, Lavigne c. Municipalité de Val-des-Monts, 2017 QCCA 1125, qui offre un autre cas de figure. Dans cette affaire, la Municipalité de Val-des-Monts a entrepris un dossier distinct devant la Cour du Québec pour faire déclarer que M. Lavigne et Mme Carrière avaient été abusifs en défense dans un dossier devant la Cour supérieure et pour leur réclamer les frais d’avocats qu’elle a dû engager. Contrairement à l’affaire Jean-Paul Beaudry ltée traitée ci-haut, la Cour supérieure n’avait pas abordé le caractère abusif ou non de la défense de M. Lavigne et Mme Carrière (il n’était donc pas question ici de chose jugée).
La Cour d’appel ne remet pas en question qu’il est possible de procéder de la sorte, sous réserve de ce qui suit.
Dans le jugement de première instance, la juge de la Cour du Québec a déterminé si M. Lavigne et Mme Carrière avaient été abusifs dans le dossier antérieur de la Cour supérieure en utilisant le mécanisme prévu à l’article 52 al. 1 C.p.c. Selon cette disposition, si une partie victime d’un abus de procédure établit sommairement qu’un acte de procédure peut être abusif, il revient à la partie adverse de prouver que ce n’est pas le cas. Ce renversement du fardeau de la preuve a pour but de faciliter la tâche de la partie victime d’un abus de procédure. Au terme de son analyse, la juge de la Cour du Québec a conclu à un abus de procédure commis par M. Lavigne et Mme Carrière dans le dossier de la Cour supérieure et a condamné ces derniers à payer la somme de 9 471,31 $ à la municipalité.
La Cour d’appel conclut que la juge de première instance ne pouvait procéder de la sorte. Si une partie choisit d’entreprendre un dossier distinct, tant sur la question de l’abus de procédure que des dommages associés à cet abus, elle ne peut bénéficier du régime particulier concernant les abus de procédure prévu au Code de procédure civile. Elle sera soumise aux trois critères de la responsabilité civile (faute, dommage et lien de causalité) ainsi qu’au au fardeau de preuve usuel. C’est uniquement lorsque le tribunal est saisi d’un cas d’abus de procédure dans le cours du déroulement du dossier dans lequel l’abus survient qu’il peut prendre appui sur les articles 51 et suivants du C.p.c. (par. 38-41).
Ainsi, en condamnant M. Lavigne et Mme Carrière sur la base d’une seule démonstration sommaire d’abus, la juge de première instance a commis une erreur irrémédiable. Par la suite, reprenant l’analyse du dossier en fonction de la grille usuelle applicable à tout recours en responsabilité civile, la Cour d’appel conclut à l’absence d’une faute commise par M. Lavigne et Mme Carrière et casse le jugement de première instance (par. 42-57).
Bref, sous réserve de la prescription, les jugements étudiés ci-haut révèlent qu’il n’est jamais trop tard pour réclamer ses dommages subis par un abus de procédure. Toutefois, tant au niveau des coûts, des délais et des règles utilisées pour analyser l’abus de procédure allégué, il est évidemment préférable de procéder promptement dans le cadre du dossier en cours.