Privilèges parlementaires et droits fondamentaux
L’Assemblée nationale peut-elle interdire d’entrée des personnes de confession sikhe portant le kirpan à leur ceinture? La Cour d’appel, dans Singh c. Procureure générale du Québec[1], devait répondre à cette question opposant, d’une part les principes relatifs au privilège parlementaire et, d’autre part, la liberté de religion et la liberté d’expression. Selon le Dictionnaire de droit québécois et canadien[2], les privilèges parlementaires sont l’« ensemble des droits et des avantages accordés aux membres d’une assemblée législative ».
Les faits de cette affaire sont les suivants. Le 18 janvier 2011, les appelants, des membres pratiquants de la communauté sikhs portant un kirpan, se voient refuser l’accès à l’Assemblée nationale, où ils se rendaient afin de participer aux travaux d’une commission parlementaire.
La Direction de la sécurité justifie ce refus sur la base d’une instruction interdisant toute arme blanche dans l’enceinte de l’Assemblée nationale. Le 8 février suivant, l’Assemblée nationale adopte une motion unanime pour appuyer la décision de la Direction de la sécurité.
En première instance, l’honorable Pierre Journet conclut que les tribunaux ne peuvent intervenir dans l’exercice du privilège parlementaire, principe de droit constitutionnel, et ce, même lorsque cet exercice porte potentiellement atteinte à un droit fondamental. En l’espèce, la liberté de religion et la liberté d’expression étaient potentiellement violées par l’exercice du privilège parlementaire. La Cour supérieure rejette donc la demande en jugement déclaratoire des appelants.
En appel, les questions en litige sont formulées en ces termes :
The questions before the Court are twofold: Was the exclusion enforced by the National Assembly an expression of parliamentary privilege? If not, the appellants must succeed. Second, even if so, is that privilege overtaken by rights guaranteed by the Charter and enforceable by the courts as part of the supreme law of Canada? If not, the appellants must fail.[3]
L’honorable Patrick Healy, qui écrit pour une Cour unanime, rappelle d’abord que le privilège parlementaire fait partie intégrante du tissu constitutionnel canadien. À cet égard, la Charte canadienne des droits et libertés[4] n’a pas modifié l’application du privilège parlementaire. En effet, la séparation des pouvoirs législatifs et judiciaires est un impératif constitutionnel restreignant la portée de la révision judiciaire en cette matière. Ainsi, bien que les tribunaux puissent établir l’existence et l’étendue de ce privilège, ils ne peuvent en contrôler le bien-fondé ou l’exercice.
La Cour d’appel présente ensuite le cadre d’analyse applicable à la détermination de l’existence d’un privilège parlementaire dans des circonstances données.
Dans un premier temps, le tribunal saisi de la question doit vérifier si l’existence et l’étendue du privilège parlementaire dont il est question ont été établies péremptoirement par la Constitution, la législation ou la jurisprudence. C’est ce que l’honorable Patrick Healy appelle la « rule of recognition ». Si tel est le cas, les tribunaux n’ont que peu de marge de manœuvre pour procéder à une révision judiciaire supplémentaire.
Toutefois, si l’existence et l’étendue du privilège parlementaire n’ont pas été établies péremptoirement, il doit être démontré au tribunal saisi de la question que le privilège parlementaire est nécessaire à la bonne administration de la législature. L’honorable Patrick Healy appelle cette règle la « rule of necessity », soit le critère de nécessité.
En l’espèce, la Cour d’appel explique que l’exclusion des étrangers, soit le privilège parlementaire au cœur de ce litige, est reconnu depuis fort longtemps, notamment dans les arrêts de la Cour suprême Canada (Chambre des communes) c. Vaid[5] et New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative)[6].
La Cour d’appel rejette par ailleurs l’interprétation donnée par les appelants à l’arrêt Vaid. Selon ces derniers, l’arrêt Vaid appuierait la thèse selon laquelle le critère de nécessité doit être appliqué dans tous les cas, que la « rule of recognition » soit satisfaite ou non. La Cour d’appel conclut plutôt que cet arrêt permet de remettre en question un privilège reconnu, si ce privilège ne satisfait plus le critère de nécessité. Cependant, selon la Cour d’appel, il n’appartient pas aux tribunaux de déterminer si un privilège continue de satisfaire au critère de nécessité. En effet, une telle analyse ne pourrait être complétée sans étudier le bien-fondé et l’exercice du privilège en question ; or, une telle analyse contredirait la séparation des pouvoirs législatifs et judiciaires.
La Cour d’appel prend également le temps de distinguer le litige dont elle est saisie avec celui qui faisait l’objet de l’arrêt Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys,[7] précisant que dans cet arrêt, il n’était nullement question de privilège parlementaire et de séparation des pouvoirs.
La Cour d’appel conclut donc que les conclusions du juge de première instance ne souffrent d’aucune erreur. L’exclusion du kirpan par l’Assemblée nationale est un exercice du privilège d’exclusion des étrangers qui satisfait à la « rule of recognition ». La Cour d’appel rejette donc l’appel.
Néanmoins, l’honorable Patrick Healy clôt ses motifs de la manière suivante:
I make no comment whether the Assembly’s exercise of the privilege to exclude the kirpan is a wise decision. I say only that it is a legal exercise of this category of privilege. If the appellants wish to challenge it the proper forum is the Assembly itself.[8]
La Cour suprême du Canada se penchera dans les prochains mois sur le cadre d’analyse applicable en matière de privilège parlementaire. En effet, une audience sera bientôt fixée en appel de la décision Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec (SFPQ) c. Chagnon[9], une autre affaire portant sur l’étendue et l’application d’un privilège parlementaire, cette fois en matière de droit du travail. Les parties en sont au stade du dépôt des mémoires dans cette seconde affaire. Il sera intéressant de constater quel impact la plus récente décision de la Cour d’appel aura sur le débat déjà entamé devant la Cour suprême du Canada.
[1] Singh c. Procureure générale du Québec, 2018 QCCA 257 (« Singh »).
[2] Hubert REID, Dictionnaire de droit québécois et canadien, 5e éd. révisée, Montréal, Wilson & Lafleur, 2016.
[3] Singh, paragr. 11.
[4] Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.)] (la « Charte »).
[5] Canada (Chambre des communes) c. Vaid, [2005] 1 RCS 667, 2005 CSC 30 (CanLII) (« Vaid »).
[6] New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 RCS 319, 1993 CanLII 153 (CSC) (« N.B. Broadcasting »).
[7] Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, [2006] 1 RCS 256, 2006 CSC 6 (CanLII).
[8] Singh, paragr. 30.
[9] Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec (SFPQ) c. Chagnon[9], 2017 QCCA 271