
Pas de bras, pas de chocolat ! La Cour suprême maintient le congédiement d’un employé souffrant d’une dépendance à la cocaïne
« Maman, je peux avoir du chocolat ?
– Il y en a dans le placard, va donc te servir.
– Mais Maman, je peux pas, tu sais bien que je n’ai pas de bras…
– Pas de bras, pas de chocolat ! »
Ce trait d’humour noir, moquant l’arbitraire des interdictions parentales, pourrait vous venir à l’esprit à la lecture de la plus récente décision de la Cour suprême en matière de discrimination en milieu de travail, Stewart c. Elk Valley Coal Corp, 2017 CSC 30.
Dans cette décision, la Cour se divise sur la capacité d’une personne toxicomane à faire des choix libres et conscients quant à sa consommation. Partant, cette décision nous rappelle le stigmate social dont souffrent toujours les personnes ayant une dépendance aux drogues. Cette décision nous démontre également comment les tribunaux continuent de traiter les différentes dépendances comme autant de choix moraux individuels, plutôt que comme un véritable problème de santé publique.
Les faits de cette affaire sont les suivants. Ian Stewart travaillait dans une mine exploitée par l’Elk Valley Coal Corporation, où il conduisant un camion de transport. Les activités de la mine étaient dangereuses, et le maintien d’un chantier sécuritaire revêtait une grande importance aux yeux de l’employeur et des employés. L’employeur a donc mis en place une politique sur la consommation d’alcool, de drogues et de médicaments, politique qui visait à assurer la sécurité dans la mine (la « Politique »).
Les employés devaient ainsi révéler tout problème de dépendance ou d’accoutumance avant qu’un incident lié à la drogue ne survienne. S’ils le faisaient, on leur offrait un traitement. Si, en revanche, ils ne le faisaient pas, étaient mêlés à un accident, et obtenaient un résultat positif à un test de dépistage de drogues, ils étaient congédiés.
M. Stewart a été impliqué dans un accident avec son camion et a, par la suite, obtenu un résultat positif à un test de dépistage de drogues. Il a alors informé son employeur qu’il croyait souffrir d’une dépendance à la cocaïne. Il ne consommait de la cocaïne que pendant ses journées de congé et la preuve indique que M. Stewart n’était pas intoxiqué lors de l’accident. M. Stewart travaillait à la mine depuis neuf années et avait un dossier disciplinaire vierge. Elk Valley a néanmoins congédié M. Stewart, au motif que celui-ci avait violé la Politique, en ne l’informant pas de sa dépendance et en consommant de la drogue.
La question principale de ce pourvoi est donc de savoir si l’employeur a congédié M. Stewart en raison de sa dépendance (ce qui constituerait de la discrimination prima facie), ou s’il l’a congédié en raison de sa violation de la Politique (ce qui ne constituerait pas de la discrimination prima facie). Afin de conclure que le congédiement n’était basé que sur une violation de la Politique, il faut toutefois conclure dans un premier temps que la dépendance de M. Stewart ne lui retirait pas sa capacité de respecter les modalités de cette Politique.
La Juge en chef écrit les motifs de la majorité, auxquels souscrivent les juges Abella, Karakatsanis, Côté, Brown et Rowe. Les juges Moldaver et Wagner signent des motifs concordants, et le juge Gascon est dissident.
Selon la majorité, il était raisonnable pour le Tribunal des droits de la personne de l’Alberta de conclure que M. Stewart n’a pas été lésé par la Politique, parce qu’il avait la capacité de dénoncer sa dépendance à son employeur. M. Stewart aurait ainsi fait des choix rationnels quant à sa consommation de drogues. Le Tribunal serait parvenu à cette conclusion à partir d’inférences tirées d’une preuve contradictoire. La conclusion du Tribunal constituait donc une issue raisonnable et commande la déférence en appel.
Les juges Moldaver, Wagner et Gascon sont tous trois d’avis que le congédiement de M. Stewart était indirectement fondé sur sa dépendance aux drogues.
Selon le juge Gascon, M. Stewart a été congédié parce qu’il n’a pas cessé de consommer de la drogue et parce qu’il n’a pas révélé sa consommation avant l’accident. Or, dans les deux cas, ces omissions sont des symptômes de la dépendance aux drogues de M. Stewart.
En effet, les experts ont convenu que M. Stewart n’était pas conscient de sa dépendance au moment de l’incident. M. Stewart avait donc une capacité affaiblie de respecter la politique à deux égards. Premièrement, M. Stewart avait particulièrement et excessivement envie de consommer de la drogue, ce que la Politique lui interdisait. Deuxièmement, M. Stewart niait sa toxicomanie, un symptôme de sa dépendance, alors même que la Politique l’intimait de déclarer sa toxicomanie.
Sa violation de la Politique, motif officiel de son congédiement, était donc due à sa dépendance aux drogues, une caractéristique protégée contre la discrimination. Les juges Moldaver, Wagner et Gascon concluent ainsi que M. Stewart a été congédié en raison de sa dépendance à la cocaïne.
Une fois la discrimination prima facie établie, encore faut-il déterminer si l’employeur a fait défaut d’offrir un accommodement raisonnable à la personne lésée.
À cet égard, les juges Moldaver et Wagner se distancient des motifs du juge Gascon. Selon eux, l’employeur pouvait congédier M. Stewart, puisque l’objectif de dissuasion visé par la Politique ne pouvait pas être atteint sans le recours automatique au congédiement, la sanction la plus sévère et partant la plus dissuasive.
L’employeur n’était donc pas tenu d’offrir un accommodement raisonnable à M. Stewart en lui imposant, par exemple, une suspension sans solde jusqu’à la fin d’un traitement contre sa dépendance. Les juges Moldaver et Wagner concluent que le congédiement était justifié.
Le juge Gascon est dissident sur ce point. Celui-ci raisonne d’abord que l’employeur ne pouvait pas justifier sa Politique en invoquant un objectif général de dissuasion. En effet, un tel objectif général est contraire à la notion même d’accommodement raisonnable, qui repose sur l’évaluation individuelle de la situation de la personne lésée par la pratique discriminatoire.
En d’autres termes, une politique visant à dissuader tous les consommateurs de drogues, autant les usagers récréatifs que les toxicomanes, ignore le handicap des toxicomanes. Ajoutons que l’objectif de dissuasion repose sur la prémisse d’un choix rationnel, une notion antinomique avec celle de dépendance.
Le juge Gascon conclut enfin que l’accommodement raisonnable offert par Elk Valley, soit l’opportunité de demander un traitement, repose sur la capacité de l’employé de faire une telle demande.
Or, tel que discuté, l’un des symptômes de la dépendance est la réduction même de cette capacité de demander de l’aide. Comme l’indique avec force le juge Gascon :
[135] Cette insensibilité est trop répandue dans le contexte des dépendances, vraisemblablement en raison de la réprobation sociale qui s’y rattache. Nous n’exigerions jamais d’un employé ayant une déficience physique de se livrer à une activité physique irréalisable pour obtenir un accommodement. Pourtant, c’est précisément ce qu’Elk Valley, dans un contexte psychologique, a fait à M. Stewart en l’espèce. Jamais n’aurait‑il pu demander un accommodement à l’égard d’une déficience qu’il ignorait avoir.
[136] Quoi qu’il en soit, la capacité de M. Stewart [traduction] « de faire des choix conscients au sujet de sa consommation de drogue » (motifs du Tribunal, par. 150) n’a réduit en rien l’obligation d’Elk Valley de composer avec lui. Les choix des plaignants, imprudents ou non, n’affaiblissent pas leurs droits de la personne, tant sur le plan du droit que sur celui des principes. Une telle approche inverse le fardeau de la preuve et exige des plaignants qu’ils évitent la discrimination. En outre, elle est inconciliable avec les motifs protégés qui, d’une certaine manière, peuvent être indissociables du choix (comme l’« expression du genre »), elle contredit la jurisprudence de notre Cour sur la Charte qui lie les motifs protégés à la conduite symptomatique de ceux‑ci et elle blâme ou stigmatise les communautés marginalisées pour leurs choix contrairement aux objectifs réparateurs de la législation sur les droits de la personne.
Le juge Gascon résume cette attitude avec cette formule tranchante :
[…] En d’autres termes, le message est le suivant : vous n’obtiendrez les protections en matière de droits de la personne que si vous le demandez, mais nous savons qu’en raison de votre déficience, vous ne le ferez pas.
En d’autres termes, le message est le suivant : « Pas de bras, pas de chocolat ! »