lapresse.ca n’est pas un journal.
Lapresse.ca est-il un journal au sens de la Loi sur la presse[1] ? C’est l’une des questions ayant fait l’objet de l’arrêt Guimont c. Bussières[2] rendu par la Cour d’appel en février dernier. À cette question, les juges Hilton, Ruel et Gagné répondent par la négative.
L’affaire découle d’un article publié par le quotidien Le Soleil, lequel rapportait le rejet d’une poursuite intentée par M. Guimont contre la Ville de Québec pour ne pas avoir agi selon les règles de l’art dans le cadre d’une intervention policière à son égard et avoir ainsi porté atteinte à sa dignité. En outre, l’article est publié le jour même sur le site Internet appartenant à Gesca lapresse.ca ; M. Guimont allègue en avoir pris connaissance que le 14 juin 2016, soit un peu plus de quatre ans après sa publication. C’est ainsi que, deux jours plus tard, il met en demeure les intimés Ian Bussières, Le Groupe Capitales Médias inc. et Gesca de se rétracter ou de retirer l’article du site Internet. Le 9 décembre 2016, M. Guimont et sa mère Constance Guimont — dont il était également question dans l’article — intentent une poursuite contre les intimés à qui ils réclament 500 000 $ pour atteinte à leurs droits fondamentaux.
Au cœur du litige se trouve la question de la prescription applicable. En première instance, les intimés opposent un moyen d’irrecevabilité à la demande de M. et Mme Guimont, moyen s’articulant en deux axes : (1) l’absence d’avis préalable de la part de Mme Guimont, contrairement à ce que prescrit l’article 3 de la Loi sur la presse ; et (2) l’expiration du délai de prescription prévu à l’article 2 de la Loi sur la presse, soit trois mois à partir de la connaissance de l’article pourvu que la demande en justice soit déposée dans l’année qui suit la publication de l’article litigieux. L’applicabilité de la Loi sur la presse à un site Internet comme lapresse.ca n’est pas remise en question par les parties en Cour supérieure[3] et le juge de première instance donne ultimement raison aux intimés en rejetant la demande de M. et Mme Guimont.
Devant la Cour d’appel, le débat judiciaire se concentre sur deux questions : (1) la Loi sur la presse s’applique-t-elle à un article publié sur un site Web d’information continu ; et (2) la demande en justice des appelants est-elle fondée en droit, quoique les faits allégués puissent être vrais. C’est l’examen que fait la Cour de la première question qui retiendra notre attention.
La juge Suzanne Gagné, s’exprimant au nom d’une Cour unanime, estime qu’il est important que la Cour d’appel réponde à la première question, bien que la deuxième question puisse disposer du litige. C’est donc dans un souci de clarification du droit relatif au statut juridique des sites Web d’information continue au regard de la Loi sur la presse qu’elle analyse la définition du mot journal prévue à l’article premier de la Loi au regard de la Loi sur les journaux et autres publications[4]. Pour nos fins, les dispositions pertinentes se lisent comme suit :
1. Le mot « journal », aux fins de la présente loi, signifie tout journal ou écrit périodique dont la publication à des fins de vente ou de distribution gratuite a lieu à des périodes successives et déterminées, paraissant soit à jour fixe, soit par livraisons et irrégulièrement, mais plus d’une fois par mois et dont l’objet est de donner des nouvelles, des opinions, des commentaires ou des annonces.
12. Aucun journal ne peut se prévaloir des dispositions de la présente loi si les formalités prévues par la Loi sur les journaux et autres publications (chapitre J‐1) n’ont pas été observées.
D’emblée, la juge Gagné souligne la vétusté de la Loi sur la Presse dont l’entrée en vigueur remonte à 1929 :
[20] La Loi sur la presse est entrée en vigueur en 1929 et a subi peu de transformations malgré ses quelques modifications et refontes faites au fil des ans. Elle renvoie aux formalités de la Loi sur les journaux et autres publications qui, elle, date de 1861. De toute évidence, le législateur ne pensait pas à Internet lorsqu’il a édicté ces lois, pas plus qu’il n’envisageait la révolution numérique survenue au cours des dernières décennies.
(Nous soulignons, références omises)
Elle rappelle ensuite le principe d’interprétation des lois voulant qu’un texte législatif s’interprète à l’aune du sens que les mots employés avaient à l’époque de son adoption. Bien que ce principe ne se heurte pas à la possibilité d’adapter le sens des mots à de nouveaux faits, matériels ou sociaux, encore faut-il que l’objet de la loi ainsi que la lettre de la loi ne s’y opposent pas. Ce n’est pas le cas en l’espèce.
De l’avis de la Cour d’appel, le législateur, en adoptant la Loi sur la presse, voulait trouver un équilibre entre deux droits pouvant parfois entrer en collision : la liberté d’expression et d’opinion et le droit à la sauvegarde de sa réputation. Si cet objectif peut justifier d’étendre la portée de la Loi, la lettre de celle-ci ne le permet pas :
[23] Ici, l’intention du législateur au moment d’adopter la Loi sur la presse était de « protéger la liberté de la presse sans diminuer la protection de la réputation des citoyens ». On peut donc se questionner à savoir si l’objet de la loi — qui consistait à trouver un équilibre entre les libertés d’opinion et d’expression et le droit de toute personne à la sauvegarde de sa réputation — justifie d’étendre sa portée à un article publié à l’échelle de la planète. Il faut aussi reconnaître que la publication sur le Web est plus pérenne que celle sur support papier en ce sens qu’elle demeure plus facilement accessible. Mais quoi qu’il en soit, le texte de la loi, en particulier la définition du mot « journal » et le renvoi aux formalités prévues dans la Loi sur les journaux et autres publications, s’oppose à son application à un site Web d’information en continu.
[24] Les intimés plaident que la Loi sur la presse ne fait pas de distinction quant à la plateforme sur laquelle la publication s’effectue. Ce n’est pas tout à fait exact. La loi vise tout article publié dans un « journal ». Or, un site Web d’information en continu comme lapresse.ca n’est pas un « journal » au sens de la loi. Il ne s’agit pas d’un « écrit périodique dont la publication à des fins de vente ou de distribution gratuite a lieu à des périodes successives et déterminées, paraissant soit à jour fixe, soit par livraisons et irrégulièrement, mais plus d’une fois par mois ».
(Nous soulignons, références omises)
Néanmoins, la Cour ne ferme pas complètement la porte à ce que la définition du mot journal dans la Loi puisse englober l’édition numérique d’un journal — pensons, à titre d’exemple, à La Presse +. Cela dit, du même souffle, elle souligne que, compte tenu les exigences requises par la Loi sur les journaux et autres publications, cela est peu probable :
[25] Cette définition pourrait peut-être englober l’édition numérique d’un journal, quoique le renvoi aux formalités de la Loi sur les journaux et autres publications permet d’en douter. L’auteure Céline Gervais écrit à ce sujet :
[l] es termes de cette définition [du mot « journal »] nous semblent viser exclusivement la presse écrite. Le législateur ne semble pas avoir voulu étendre la protection de la Loi à la radio ni à la télévision. Quant aux périodiques publiés de façon électronique ou sur Internet, il nous semble douteux que la Loi puisse s’y appliquer. En effet, pour qu’un journal puisse se prévaloir de la courte prescription prévue à la Loi, il doit avoir respecté les formalités de la Loi sur les journaux et autres publications. Or, la déclaration des imprimeurs prévue aux articles 1 et 2 de cette Loi vise toute personne qui veut faire imprimer ou publier au Québec « journal, un pamphlet ou autre papier contenant des nouvelles publiques, ou servant aux mêmes fins qu’un journal, ou aux fins d’être affiché ou répandu en feuilles détachées comme un journal ». […] Nous croyons qu’une modification législative serait nécessaire pour rendre la Loi sur la presse applicable à des publications sur Internet.
(Nous soulignons, caractères gras et références omis)
Conséquemment, la Cour conclut que la prescription de trois mois ne s’applique pas à l’intimé Gesca, contrairement aux intimés Ian Bussières et Le Groupe Capitales Médias inc. poursuivis en raison de la publication de l’article dans le quotidien Le Soleil, lequel est un journal au sens de la Loi.
La juge Gagné clôt sa réponse à la première question en lançant une invitation au législateur, soit celle de rajeunir la Loi sur la presse s’il souhaite élargir le champ d’application des protections qui s’y trouvent. En effet, à l’ère numérique, le législateur devrait se questionner sur le caractère adéquat des mécanismes prévus par la Loi sur la presse, et ce, au regard de l’objectif d’équilibrer les droits en présence, lequel objectif a motivé l’adoption de la Loi en 1929.
Cet arrêt n’est d’ailleurs pas sans rappeler les mots du philosophe français Joseph de Maistre : le législateur ressemble au Créateur ; il ne travaille pas toujours ; il enfante, et puis il se repose[5].
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[1] RLRQ c. P -19.
[2] 2019 QCCA 280.
[3] D’ailleurs, M. Guimont fonde son argumentaire sur l’alinéa 9 a) de la Loi sur la presse, lequel stipule qu’un journal ne peut se prévaloir de la Loi lorsque la personne se croyant lésée est accusée d’une offense criminelle par le journal en question. Cet argument est rejeté par le juge de première instance qui se dit incapable de voir dans l’article du Soleil un quelconque accusation criminelle. Voir Guimont c. Bussières, 2017 QCCS 6288, par. 15.
[4] RLRQ, c. J -1.
[5] Joseph Marie MAISTRE, Œuvres du Comte de Maistre, vol. 1, Paris, Éditeur de la bibliothèque universelle du clergé, 1841, p.61.