L’abus de procédure : un angle différent
Dans la décision récente d’Arcelormittal Exploitation minière Canada c. SNC-Lavalin inc., 2021 QCCS 202 rendue le 28 janvier 2021, le juge Jean-François Michaud fait une analyse intéressante et fouillée de la doctrine de l’abus de procédure qui vise à empêcher la réouverture d’un litige déjà tranché (« abuse of process by relitigation »).
Cette doctrine, peu connue au Québec, tire son origine de la common law. Elle a été analysée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ville de Toronto c. SCFP[1]. Elle sert à protéger l’intégrité de l’administration de la justice et à assurer une cohérence en évitant qu’une même question fasse l’objet de plus d’une décision. Cette doctrine se caractérise par sa souplesse, en ce qu’elle n’a pas d’exigences particulières à respecter, contrairement à la notion de chose jugée ou préclusion en common law, cette doctrine ne requiert pas une identité de parties (2848 C.c.Q.).
Le tribunal reprend certains passages clés de l’arrêt Ville de Toronto c. SCFP qui exposent les fondements et l’objectif de la doctrine du abuse of process by relitigation qui vise essentiellement à préserver l’intégrité du système judiciaire, la stabilité des jugements et une saine utilisation des ressources judiciaires ainsi que celles des parties:
[25] La Cour suprême écrit :
37. […] Ainsi qu’il ressort du commentaire du juge Goudge, les tribunaux canadiens ont appliqué la doctrine de l’abus de procédure pour empêcher la réouverture de litiges dans des circonstances où les exigences strictes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (généralement les exigences de lien de droit et de réciprocité) n’étaient pas remplies, mais où la réouverture aurait néanmoins porté atteinte aux principes d’économie, de cohérence, de caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice. (renvois omis)(le Tribunal souligne)
[26] Et plus loin :
51. La doctrine de l’abus de procédure s’articule autour de l’intégrité du processus juridictionnel et non autour des motivations ou de la qualité des parties. Il convient de faire trois observations préliminaires à cet égard. Premièrement, on ne peut présumer que la remise en cause produira un résultat plus exact que l’instance originale. Deuxièmement, si l’instance subséquente donne lieu à une conclusion similaire, la remise en cause aura été un gaspillage de ressources judiciaires et une source de dépenses inutiles pour les parties sans compter les difficultés supplémentaires qu’elle aura pu occasionner à certains témoins. Troisièmement, si le résultat de la seconde instance diffère de la conclusion formulée à l’égard de la même question dans la première, l’incohérence, en soi, ébranlera la crédibilité de tout le processus judiciaire et en affaiblira ainsi l’autorité, la crédibilité et la vocation à l’irrévocabilité. (le Tribunal souligne)
Au Québec, l’assise juridique de cette doctrine se retrouve à l’article 51 (2) C.p.c., soit l’article qui sanctionne l’abus de procédure que ce soit en raison de « l’utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable » ou encore du « détournement des fins de la justice ».
Le tribunal souligne que dans l’application de cette doctrine, le juge dispose d’un large pouvoir discrétionnaire et que les circonstances de chaque cas doivent être analysées afin de déterminer si l’action instituée doit être rejetée. De plus, puisqu’il s’agit d’un moyen d’irrecevabilité ayant pour but de mettre un terme à une procédure au stade préliminaire, le tribunal doit faire preuve de prudence.
En l’espèce, la requérante plaidait qu’une sentence arbitrale antérieure avait déjà déterminé les questions soumises par l’action intentée par la partie demanderesse. Après analyse, le tribunal conclut que ce n’était pas le cas et que le recours entrepris a une portée beaucoup plus large que les questions déjà tranchées par la sentence arbitrale. Bien qu’une certaine preuve similaire à celle administrée devant les arbitres devra être refaite dans le cadre du nouveau recours intenté, les questions à trancher sont différentes, et cette preuve ainsi que d’autres éléments, devront être traités lors d’un procès au fond.
Sur cette question, le tribunal conclut donc qu’il n’y a pas d’abus de procédure et qu’en l’espèce, il n’y a pas lieu d’appliquer la doctrine du abuse of process by relitigation.
Il s’agit d’une décision intéressante qui nous amène à analyser le concept d’abus de procédure, souvent invoqué par les plaideurs, d’un angle différent.
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[1] 2003 CSC 63