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La prescription de trois ans s’applique à la réclamation des proches d’une victime de préjudice corporel

La prescription de trois ans s’applique à la réclamation des proches d’une victime de préjudice corporel

Dans Ville de Montréal c. Dorval[1], la Cour suprême du Canada a dû délimiter la portée de l’article 2930 du Code civil du Québec, en se prononçant sur son application à la réclamation des proches d’une victime de meurtre.

En octobre 2010, Mme Dorval est assassinée par son conjoint après avoir alerté en vain les forces policières relativement aux menaces de mort qui lui étaient proférées. En octobre 2013, des membres de sa famille (« les parents ») intentent une action contre la Ville de Montréal en sa qualité de commettante pour les pertes qu’ils ont personnellement subies– solatium doloris, frais funéraires, perte de soutien affectif-, imputant le décès de Mme Dorval à la conduite négligente du corps policier. En première instance, la Ville de Montréal leur oppose avec succès la prescription de six mois prévue à l’article 586 de la Loi sur les cités et villes. La Cour d’appel renverse la décision et rejette la requête en irrecevabilité au motif que la prescription de trois ans s’applique.

La Cour suprême se retrouvait donc saisie de la même unique question : le recours des parents se prescrivait-il par six mois en vertu de la Loi sur les cités et villes ou par trois ans en vertu du Code civil du Québec ? L’article 2930 faisant échec à toute disposition contraire, le plus haut tribunal devait à son tour déterminer si son libellé permettait d’y assujettir la réclamation des parents:

2930. Malgré toute disposition contraire, lorsque l’action est fondée sur l’obligation de réparer le préjudice corporel causé à autrui, l’exigence de donner un avis préalablement à l’exercice d’une action, ou d’intenter celle-ci dans un délai inférieur à trois ans, 10 ans ou 30 ans, selon le cas, ne peut faire échec au délai de prescription prévu par le présent livre.

La majorité répond par l’affirmative. Maintenant le jugement en appel, elle postule que la nature de l’atteinte fautive initiale, et non le chef de dommage réclamé, permet de déterminer le caractère « corporel » du préjudice. La Cour se défend de procéder ainsi à un élargissement indu de la notion de préjudice corporel pour y inclure des préjudices de natures distinctes. C’est pourquoi, appuyant fortement son raisonnement sur l’arrêt Tarquini[2] de la Cour d’appel qui traitait essentiellement de la même problématique, elle insiste sur les motifs de la juge Otis plutôt que sur les motifs concordants du juge Pelletier, ces derniers étant davantage ancrés dans une compréhension large de la notion même de préjudice corporel.

La Cour cite notamment Cinar c. Robison[3] pour réitérer l’idée que l’atteinte fautive initiale, par opposition aux conséquences qui en découlent, qualifie le préjudice. En effet, en présence d’une atteinte fautive à l’intégrité physique de Mme Dorval, la Cour est d’avis que toute autre victime qui subit des pertes découlant directement de cette atteinte voit sa propre réclamation « fondée sur l’obligation de réparer un préjudice corporel », et ce indépendamment du caractère pécuniaire ou non pécuniaire des dommages qu’elle réclame :

[30] En somme, l’atteinte fautive, qu’elle soit de nature corporelle, matérielle ou morale, demeure le fondement du recours en responsabilité civile, et les conséquences de cette atteinte sont cristallisées par les chefs de dommages-intérêts réclamés. Pour la victime d’une atteinte fautive à son intégrité physique et pour toute autre victime qui subit également des conséquences immédiates et directes de cette atteinte, il leur sera possible de réclamer leurs pertes pécuniaires ou non pécuniaires en fonction des chefs de dommages-intérêts allégués dans une action fondée sur la même atteinte fautive.

Il appartiendra à la victime de démontrer que ses pertes découlent directement de la même atteinte à l’intégrité physique, ce qui permet d’entrevoir un possible recoupement entre la démarche préliminaire proposée par la Cour dans la détermination du délai de prescription applicable et l’analyse de la causalité qui s’imposera sur le fond.

De l’avis de la majorité, si le législateur a voulu protéger les victimes de préjudices corporels par l’édiction d’un régime de prescription plus favorable, il a nécessairement voulu étendre cette protection aux victimes de tout préjudice découlant de la même atteinte à l’intégrité physique. Elle estime donc aboutir à un résultat respectueux de l’interprétation large et libérale que commande l’article 2930 qui, de surcroit, favorise la stabilité du droit :

47. Dans la présente affaire, la Ville remet en question l’état du droit, mais il est préférable selon moi d’en assurer la stabilité, particulièrement lorsqu’il favorise la réalisation des objectifs du législateur, lequel n’est d’ailleurs jamais intervenu depuis l’arrêt Tarquini en 2001 pour modifier l’art. 2930 C.c.Q. Il aurait très bien pu modifier la disposition si l’interprétation des tribunaux n’avait pas reflété sa véritable intention.

Les juges Côté et Brown, dissidents, ne cautionnent pas le poids qu’accorde la majorité à l’arrêt Tarquini. D’avis qu’aucune réelle opinion majoritaire ne s’en dégage vu l’absence de cohérence entre les motifs des juges Otis et Pelletier, ils en amoindrissent la valeur jurisprudentielle et reprennent plutôt la dissidence que signait le juge Chamberland. Ils estiment que par le biais de l’article 2930, le législateur s’exprime clairement sur les balises de l’institution essentielle du droit civil qu’est la prescription. Lui inférer une visée plus large que celle qui se dégage du texte est selon eux injustifié et confondant. En effet, les juges minoritaires reprochent à leurs collègues majoritaires d’amalgamer les éléments constitutifs de la responsabilité civile et de recourir erronément à la nature de la faute pour qualifier le préjudice :

81. Soit dit en tout respect, c’est mettre la charrue avant les bœufs. L’article 2930 C.c.Q. prévoit que c’est l’obligation de réparer le préjudice corporel, et non pas toute perte qui en est la conséquence, qui déclenche son application.

Citant l’exemple français, les juges Côté et Brown concluent que si le législateur québécois avait réellement souhaité que la prescription de trois ans s’applique systématiquement à la victime d’un préjudice découlant de l’atteinte à l’intégrité physique d’une autre personne, il l’aurait exprimé en termes clairs. À leurs yeux, le texte de loi demeurant le point de départ de l’exercice interprétatif, les tribunaux judiciaires devraient se garder de faire obstacle à la parole non-équivoque du législateur par des préférences de politique générale, et ce malgré toute la sympathie que peuvent inspirer des circonstances comme celles-ci.

[1] Montréal (Ville) c. Dorval, 2017 CSC 48

[2] Montréal (Ville) c. Tarquini, [2001] RJQ 1405

[3] Cinar Corporation c. Robinson, 2013 CSC 73

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