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La Cour suprême tranche : le caractère perpétuel d’un contrat ne le rend pas en soi contraire à l’ordre public

La Cour suprême tranche : le caractère perpétuel d’un contrat ne le rend pas en soi contraire à l’ordre public

Dans l’arrêt récent Uniprix inc. c. Gestion Gosselin et Bérubé inc., 2017 CSC 43, la Cour suprême vient rappeler la place fondamentale qu’occupe le principe de l’autonomie de la volonté dans notre droit civil québécois et établit que certaines obligations perpétuelles peuvent exister au sein des limites tracées par la loi et l’ordre public.

Les faits de cet arrêt sont simples : un contrat d’affiliation pour une durée déterminée de cinq ans est conclu en 1998 entre Uniprix, l’appelante, et des pharmaciens-membres, les sociétés intimées. La clause 10 du contrat, centrale au litige opposant Uniprix aux pharmaciens-membres, prévoit un renouvellement automatique qui a été déclenchée à deux reprises, soit en 2003 et en 2008. Toutefois, en 2012, Uniprix envoie un avis de non-renouvellement aux pharmaciens-membres afin de mettre un terme en janvier 2013 à ce contrat d’affiliation.

La clause 10 du contrat est la suivante :

10. DURÉE :

Nonobstant toutes dispositions écrites ou verbales contraires, la présente convention débutera le jour de sa signature et demeurera en vigueur pour une période de soixante (60) mois ou pour une période égale à la durée du bail du local où est située la pharmacie. [Le pharmacien-membre] devra, six (6) mois avant l’expiration de la convention, faire signifier à [Uniprix] son intention de quitter [Uniprix] ou de renouveler la convention;

À défaut par [le pharmacien-membre] d’envoyer l’avis prescrit par poste recommandée, la convention sera réputée renouvelée selon les termes et conditions alors en vigueur, tels que prescrits par le conseil d’administration sauf en ce qui a trait à la cotisation.

Alors que les pharmaciens-membres soutiennent qu’en vertu de cette clause ils peuvent renouveler le contrat autant de fois qu’ils le souhaitent, Uniprix croit pouvoir valablement s’opposer au renouvellement et ainsi mettre fin au contrat à l’arrivée du terme. De plus, étant donné que l’interprétation avancée par les pharmaciens-membres aurait pour effet potentiel de lier les parties à perpétuité, Uniprix affirme que cette interprétation ne peut être retenue puisque contraire à l’ordre public.

Le juge de première instance ainsi que les juges majoritaires de la Cour d’appel en arrivent à la conclusion suivante : la clause de renouvellement est claire et celle-ci « réserve aux pharmaciens-membres la faculté unilatérale de renouveler ou non le contrat, et ce, en toute légalité, malgré ses effets potentiellement perpétuels »[1].

La majorité de la Cour suprême en arrive à la même conclusion et rejette le pourvoi.

Cet arrêt est intéressant pour plusieurs raisons.

D’une part, les juges Wagner et Gascon, dans les motifs qu’ils écrivent au nom de la majorité, et auxquels souscrivent les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis et Brown, prennent le temps de rappeler de manière succincte les principes applicables en matière d’interprétation des contrats, rappel utile que l’on retrouve aux paragraphes 33 à 44.

D’autre part, et de manière plus importante, à l’occasion de cet arrêt, la Cour suprême se prononce sur une question dont elle n’a jamais été saisie sous le Code civil du Québec (C.c.Q.) : le caractère potentiellement perpétuel d’un contrat innommé est-il valide en droit civil québécois?

L’analyse de la majorité sur cette question est complétée en deux temps.

D’abord, la majorité conclut que le C.c.Q. n’interdit pas les effets potentiellement perpétuels de tout contrat. Contrairement au législateur français qui a adopté une disposition interdisant tout contrat perpétuel, le législateur québécois a plutôt, lors de l’adoption du C.c.Q., limité la durée de certains contrats, par exemple le bail commercial, et ce, pour des motifs bien précis.

La majorité se penche ensuite sur la notion d’ordre public qui est l’une des rares limites à la liberté contractuelle dans notre droit civil québécois. Sur la notion d’ordre public, les juges Wagner et Gascon écrivent :

[90] Il est vrai que le «caractère variable, protéiforme et évolutif [du] concept d’ordre public rend […] fort difficile toute tentative de définition précise ou exhaustive de son contenu» (Desputeaux c. Éditions Chouette (1987) inc., 2003 CSC 17, [2003] 1 R.C.S. 178, REJB 2003-38952, par. 52). Néanmoins, il faut dans tous les cas être en mesure de lier la notion d’ordre public à des valeurs ou à des principes précis auxquels pourraient contrevenir les stipulations contractuelles en cause. Les tautologies ne suffisent pas. Malgré cela, que ce soit dans son mémoire ou à l’audience, Uniprix est incapable d’identifier les valeurs fondamentales qui seraient mises à mal par les contrats perpétuels, et plus particulièrement par le contrat d’affiliation qui la lie aux pharmaciens-membres. De même, les professeurs Pineau, Burman et Gaudet, sur lesquels Uniprix s’appuie, affirment que les contrats perpétuels seraient contraires à l’ordre public sans pour autant identifier les valeurs fondamentales qui seraient menacées (par. 284). À notre avis, les obligations perpétuelles ne choquent en elles-mêmes aucune valeur fondamentale de notre société, et ne sont pas contraires à l’ordre public de façon générale.

[91] Nous convenons que, dans certaines circonstances, l’imposition d’obligations perpétuelles pourrait choquer l’ordre public. Par exemple, la protection de la liberté individuelle et des droits fondamentaux est une valeur fondamentale de notre société. C’est pourquoi le législateur a limité la durée des contrats de travail, afin de préserver la liberté des travailleurs (Baudouin et Jobin, n° 441; Asphalte Desjardins inc. c. Québec (Commission des normes du travail), 2013 QCCA 484, EYB 2013-219648, par. 50 (CanLII); infirmé en appel, mais pas sur ce point : 2014 CSC 51, [2014] 2 R.C.S. 514, EYB 2014-240167). Pour les contrats dont les attributs n’ont pas été encadrés par le législateur, il faut tout autant «concilier deux principes, l’autonomie de la volonté et la liberté des personnes — surtout des personnes physiques» (Lluelles et Moore, n° 2154). Il s’ensuit qu’il serait probablement contraire à l’ordre public d’imposer de façon perpétuelle des obligations dont la nature mettrait en jeu la personne même et la liberté d’un individu (ibid., n° 2156).

[92] Ces divers principes s’appliquent aux clauses de renouvellement automatique comme celle qui lie les parties. Dans un contexte de partenariat corporatif et commercial comme celui qui unit Uniprix et les pharmaciens-membres, que le contrat laisse la faculté de renouvellement à l’entière discrétion d’un des contractants ne choque pas l’ordre public. La liberté individuelle des contractants n’est pas en jeu et l’ordre public ne saurait faire échec à la volonté des parties. Comme le suggèrent les professeurs Lluelles et Moore, «[d]ans les contrats où l’ordre public n’exerce aucune pression significative, comme le bail commercial ou les contrats de distribution ou de franchise, la clause n’accordant cette faculté qu’à un seul contractant devrait être légale» (n° 2196).

          [Nous soulignons]

Forts de cette analyse, les juges Wagner et Gascon l’appliquent ensuite au contrat d’affiliation dont il est question pour conclure que le mécanisme de renouvellement prévu à la clause 10, malgré ses effets potentiellement perpétuels, est légal.

Bien que la juge en chef McLachlin et les juges Côté et Rowe soient dissidents (et auraient plutôt accueilli le pourvoi), ils ne se sont pas prononcés sur la question de la perpétuité et l’ordre public, puisqu’au paragraphe 162 de l’arrêt, la juge Côté écrit :

[162] Cette conclusion est également compatible avec la réticence du droit à ce que la perpétuité soit inférée en l’absence d’une stipulation expresse des parties en ce sens. Même en supposant, sans décider, que mes collègues ont raison de dire que la perpétuité n’est pas contraire à l’ordre public, je n’irais pas aussi loin que d’inférer du libellé de la clause 10 l’existence d’un terme d’une durée perpétuelle. Les tribunaux québécois ont refusé d’inférer la perpétuité lorsque les parties n’ont pas clairement précisé de durée déterminée aux yeux du droit dans leur entente, et ont qualifié ces conventions de contrats à durée indéterminée : E. & S. Salsberg inc. c. Dylex Ltd., [1992] R.J.Q. 2445 (C.A.); Standard Broadcasting Corp. c. Stewart, [1994] R.J.Q. 1751 (C.A.); BMW Canada inc. c. Automobiles Jalbert inc., 2006 QCCA 1068; 9077-0801 Québec inc. c. Société des loteries vidéo du Québec inc., 2012 QCCA 885. Par conséquent, je conclus que le contrat d’affiliation doit être qualifié de contrat à durée indéterminée. 

          [Nous soulignons]

Il sera intéressant de voir, au fur et à mesure que la jurisprudence à la suite de cet arrêt se développera, dans quelles circonstances, outre la protection de la liberté individuelle et des droits fondamentaux, l’imposition d’obligations perpétuelles pourrait choquer l’ordre public.

[1] Uniprix, para. 3.

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