
La Cour suprême (bien intentionnée) crée davantage d’incertitude sur l’état du droit administratif dans l’affaire Caron
L’employé victime d’une lésion professionnelle peut-il réclamer un accommodement raisonnable de son employeur afin d’être réintégré dans son emploi ? Il s’agit de la question à laquelle devait répondre la Cour suprême du Canada dans son arrêt récent Québec (Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail) c. Caron, 2018 CSC 3. À cette occasion, la Cour s’est divisée sur la forme à donner à l’interaction entre la Charte québécoise et la Loi sur les accidents du travail et les malades professionnelles (la « Loi »). Ce faisant, cet arrêt nous permet de réfléchir au bien-fondé des arguments d’interprétation fondés sur les « principes » ou les « valeurs » de la Charte québécoise ou de la Charte canadienne; dans quelles circonstances un tel argument revient-il à contester de manière déguisée la constitutionnalité de l’action de l’État ? À l’issue de cette réflexion, nous constaterons que la Cour, bien qu’animée par de bonnes intentions d’accès à la justice, a créer davantage de confusion sur l’état du droit administratif en matière de norme de contrôle dans l’arrêt Caron.
Les faits de cette affaire sont les suivants. En 2004, M. Alain Caron a subi une lésion professionnelle qui l’a rendu incapable de reprendre l’emploi qu’il occupait auparavant dans un centre pour personne ayant des déficiences intellectuelles. On l’a informé par la suite qu’aucun autre emploi convenable, au sens de la Loi, n’était disponible. La CSST (alors en charge de l’application de la Loi) a informé M. Caron que, comme son employeur n’avait aucun emploi convenable à lui offrir, elle poursuivrait le processus de réadaptation professionnelle et chercherait des solutions ailleurs. M. Caron a fait valoir que cette décision était prématurée et que le processus de réadaptation devait se poursuivre auprès de son employeur afin d’assurer l’application des protections contre la discrimination garanties par la Charte québécoise, y compris l’obligation de l’employeur de prendre des mesures d’accommodement raisonnables. Au terme de son examen, la CSST a conclu que l’obligation d’accommodement découlant de la Charte québécoise ne s’applique pas à la Loi. La CLP (alors l’organisme de contrôle des décisions administratives fondées sur la Loi) a rejeté l’appel de M. Caron, concluant que les prestations prévues par les dispositions législatives pertinentes représentent la pleine étendue de l’obligation d’accommodement qui incombe aux employeurs, et qu’aucune autre mesure d’accommodement ne pouvait leur être imposée. À l’issue d’un contrôle judiciaire, la Cour supérieure a annulé cette décision et a ordonné le réexamen de l’affaire conformément à l’obligation d’accommodement imposée à l’employeur par la Charte québécoise. La Cour d’appel s’est dite du même avis et a conclu que la Loi devait être interprétée conformément à l’obligation d’accommodement imposée par la Charte.
La Cour devait donc déterminer, d’abord, si la Charte québécoise impose une obligation d’accommodement raisonnable à l’employeur lorsque son employé est victime d’une lésion professionnelle. Les juges de la Cour sont unanimes sur ce point; la Loi ne limite pas les garanties offertes aux personnes handicapées en vertu de la Charte québécoise. La Cour se divise toutefois quant aux règles gouvernant cette interaction entre la Charte québécoise et la Loi.
Selon la juge Abella, rédigeant les motifs de la majorité, il est possible d’interpréter harmonieusement les régimes de la Loi et de la Charte québécoise. Ainsi, l’obligation d’accommodement raisonnable contenue dans la Charte peut s’intégrer aux dispositions de la Loi en matière de réintégration à l’emploi, en raison de leur libellé et de leur objet. Les organismes chargés de l’application de la Loi peuvent donc ordonner aux employeurs d’adapter, par exemple, le poste de travail d’un employé afin d’accommoder son handicap.
Le juge Rowe, rédigeant des motifs concurrents avec la juge Côté, estime plutôt qu’il est impossible d’intégrer à la Loi les garanties de la Charte québécoise par le jeu d’un exercice interprétatif : le texte de la Loi écarterait tout simplement une obligation d’accommodement raisonnable en faveur de l’employeur. L’obligation d’accommodement raisonnable contenue dans la Charte québécoise devrait donc s’ajouter aux garanties prévues à la Loi en matière de réintégration à l’emploi. Dans ces circonstances, la décision de la CLP de ne pas considérer la Charte québécoise constituait une violation des droits prévus à la Charte québécoise, plutôt qu’une simple erreur interprétative.
Au soutien de ses motifs, le juge Rowe rappelle que les « valeurs » ou les « principes » sous-tendant les Chartes canadienne et québécoise ne peuvent influencer l’interprétation d’un texte législatif que dans la mesure où deux interprétations sont possibles, et qu’une seule ne s’accorde avec l’instrument constitutionnel ou quasi-constitutionnel. Ce principe ne permet donc pas au tribunal de proposer, au nom des valeurs des Chartes canadienne ou québécoise, une interprétation non étayée par le texte législatif. Au final, une telle démarche ne constitue qu’une application de la présomption de cohérence entre les différents textes législatifs. Le juge Rowe explique que ces principes avaient été développés par la Cour dans l’affaire Bell ExpressVU Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42.
Ces motifs du juge Rowe sont les bienvenus, puisque nous remarquons une propension grandissante des plaideurs à invoquer les « valeurs » de la Charte pour étayer leur position, tout en se gardant de démontrer une violation constitutionnelle de l’action de l’État. Or, soit un texte législatif ou une autre action de l’État viole la Charte canadienne ou québécoise, auquel cas un cadre d’analyse clair s’applique, soit elle ne les viole pas. Invoquer les « valeurs » de la Charte canadienne ou québécoise, telle une sorte d’incantation, ne fait qu’embrouiller les questions à résoudre.
L’analyse du juge Rowe, bien que plus cohérente sur le plan théorique, comporte toutefois un problème pratique important en l’espèce. Puisqu’un décideur administratif de la CSST (maintenant, la CNESST) œuvre dans un contexte bureaucratique, celui-ci n’a pas compétence pour octroyer une réparation en vertu de la Charte québécoise. L’employé devra donc systématiquement porter en appel les décisions administratives à la CLP (maintenant, au Tribunal administratif du travail) pour obtenir une réparation en vertu de la Charte québécoise. Cette multiplication imposée des procédures pour obtenir un accommodement raisonnable constitue certes un obstacle à l’accès à la justice. Cet obstacle entre donc en contravention directe avec l’objet du régime souple d’indemnisation des accidentés du travail au Québec.
La majorité semble préoccupée par ce problème pratique, et il semble que ce soit ce problème qui la motive à adopter une approche interprétative et à intégrer directement l’obligation d’accommodement raisonnable à la Loi. Par cette interprétation de la Loi, les décideurs administratifs de la CNESST pourront dorénavant appliquer, en première ligne, l’obligation d’accommodement raisonnable aux employeurs garantie par la Charte québécoise.
Cependant, pour parvenir à ce résultat, la majorité doit raisonner que ce pourvoi ne soulève qu’une simple question d’interprétation de la Loi constitutive de la CLP. Ce faisant, la majorité doit également admettre que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique.
Or, tel que mentionné précédemment, les « valeurs » ou les « principes » des Chartes canadienne ou québécoise ne peuvent guider l’interprétation d’une loi que dans la mesure où « deux interprétations sont possibles ».
Dans ces circonstances, comment la décision de la CLP peut-elle être qualifiée de déraisonnable par la majorité de la Cour ? En effet, comment la majorité peut-elle prétendre, d’une part, que l’interprétation de la Loi réalisée par la CLP ne faisait pas partie des « issues possibles » et, d’autre part, que sa propre interprétation guidée par la Charte québécoise découle d’une situation où « deux interprétations sont possibles » ? La Cour ne s’explique pas sur ce point et n’expose pas cette contradiction dans son raisonnement.
La décision de la majorité dans l’affaire Caron démontre encore une fois que l’état du droit administratif en matière de norme de contrôle est plus incertain que jamais. La norme de contrôle de la décision raisonnable, en particulier, semble être aujourd’hui davantage un instrument rhétorique qu’une véritable doctrine légale possédant une quelconque utilité.
À cet égard, l’affaire Caron constitue une bonne illustration du parcours suivi pour en arriver à ce stade; en favorisant la résolution de problèmes pratiques posés par un cas d’espèce, au détriment du maintien d’une cohérence théorique du droit administratif, la Cour crée, à terme, de sérieuses difficultés pratiques dans ce domaine du droit. Or, si le cadre analytique du droit administratif ne permet plus d’arriver à des résultats justes selon la Cour, celle-ci aurait avantage à le réformer, plutôt qu’à le contourner.