La chose jugée : un principe de « droit pur » qui suffit pour faire échec à une demande d’autorisation d’une action collective
Il y a un peu moins d’un an, la Cour suprême déclarait inconstitutionnelle la suramende compensatoire prévue à l’article 737 du Code criminel (« C.cr. »). En effet, dans l’arrêt R. c. Boudreault[1] (« Boudreau »), la Cour invalidait, avec effet immédiat, cette disposition au motif qu’elle constituait une peine cruelle et inusitée qui contrevenait à l’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés.
En 2013, la Loi sur la responsabilisation des contrevenants à l’égard des victimes[2] est entrée en vigueur et a modifié l’ancien article 737 C.cr. afin que toute personne trouvée coupable d’une infraction prévue au Code criminel ou à la Loi réglementant certaines drogues et autres substances soit obligée de payer une suramende compensatoire, et ce, en sus de toute autre peine qui lui est imposée. Par ailleurs, aucune exemption n’était prévue dans le Code et les tribunaux se trouvaient ainsi dépourvus de leur pouvoir discrétionnaire d’annuler la suramende. Ce montant obligatoire plaçait un grand nombre de contrevenants indigents dans une situation très précaire. Étant donné leur défaut de payer la suramende, ces derniers se trouvaient souvent dans une situation où ils ne pouvaient pas obtenir un pardon et se voyaient, par conséquent, subir un casier judiciaire qui les empêchait éventuellement de trouver un emploi.
Le 3 juin 2019, les demandeurs Tomas McEniry et Yossef Marciano ont présenté une demande d’autorisation d’exercer un recours collectif visant tant la Procureure générale du Québec (« PGQ ») que le Procureur général du Canada (« PGC »). Cette action collective avait pour but de compenser toute personne qui a été tenue de payer une suramende compensatoire depuis l’entrée en vigueur des modifications à l’article 737, en 2013, jusqu’à l’arrêt Boudreau, en 2018, et même suivant cet arrêt dans le cas de certains membres qui font partie d’un des quatre sous-groupes visés par cette demande.
Avant de se prononcer sur cette demande, l’honorable Pierre-C. Gagnon débute son analyse par une revue exhaustive du traitement jurisprudentiel des demandes d’autorisation d’une action collective au Québec. Il réitère que l’étape de l’autorisation d’une action collective se veut plutôt comme un « un processus de filtrage souple qui ne doit servir qu’à écarter les demandes frivoles ou insoutenables » guidé par le critère de proportionnalité prévu à l’article 18 du Code de procédure civile (« C.p.c. »). Le juge s’attarde également à l’effet que le récent arrêt de la Cour suprême, Oratoire Saint-Joseph[3], a eu sur le processus d’autorisation des actions collectives et explique qu’il a encore une fois établi que le rôle du juge au stage de l’autorisation se limite uniquement à un rôle de « filtrage ».
Le juge explique que cet arrêt n’a toutefois pas eu d’incidence sur la jurisprudence de la Cour d’appel à l’effet que le juge saisi d’une demande d’autorisation doit refuser de l’accorder lorsqu’un argument de droit « pur » permet de conclure que la demande est manifestement mal fondée. Le juge souligne que ce principe est similaire à la possibilité d’opposer l’irrecevabilité d’une demande si elle n’est pas fondée en droit, bien que les faits qui la sous-tendent puissent être vrais[4]. Ainsi, la Cour juge qu’elle est tenue de traiter des arguments de droit pur soulevés tant par le PGC que la PGQ au stade de l’autorisation.
Le PGC et la PGQ plaidaient, notamment, que l’autorité de la chose jugée enlève tout fondement juridique à la demande d’autorisation des demandeurs. La Cour explique qu’en droit criminel canadien, il existe un principe bien établi qui s’articule comme suit :
[U]n accusé déclaré coupable, condamné à une peine et dont l’affaire n’est plus en cours, ne peut se plaindre ensuite d’avoir reçu sanction sur la base de règles de droit invalidées par la suite.
De plus, depuis l’arrêt Wigman[5] rendu en 1987, la Cour suprême a constamment fait prévaloir le principe de la chose jugée. Elle a ainsi refusé de dédommager des accusés pour le tort qui découle de l’application de dispositions, qui furent par la suite invalidées, tant que leur dossier « n’était plus en Cour ». En d’autres termes, une fois que le jugement qui déclare une personne coupable acquiert la force de chose jugée et donc que cette personne ne bénéficie plus d’un droit d’appel ou du droit d’obtenir une rétractation de jugement, elle ne peut plus contester ce jugement ni obtenir un dédommagement dû aux conséquences qui en découlent. C’est, par ailleurs, ce que la Cour suprême a prévu après qu’elle a invalidé l’article 737 C.cr. :
[103] Quant aux autres personnes qui ont toujours une affaire « en cours », ils pourront faire appel de leur peine pour des motifs constitutionnels. Les personnes concernées sont notamment celles qui ont contesté la constitutionnalité de la suramende au moment du prononcé de la peine et dont les appels sont en instance, celles dont le délai d’appel n’est pas encore expiré, ou encore celles qui pourraient se voir accorder une prorogation du délai d’appel selon les critères qui s’appliquent normalement dans de tels cas : R. c. Thomas, [1990] 1 R.C.S. 713, p. 716.
La Cour conclut que les cas des demandeurs McEniry et Marciano, dont les affaires n’étaient plus en cours au moment où l’article 737 C.cr. fut invalidé, sont régis par le principe de la chose jugée. Ainsi, ces derniers ne sont pas en mesure d’assurer une représentation adéquate des membres et ne répondent pas aux exigences de l’article 575 C.p.c. :
[69] Ce principe de « droit pur » fait échec à la demande d’autoriser l’action collective.
Pour terminer, la Cour réitère que l’État bénéficie d’une immunité restreinte qui le protège contre toute réclamation pour le préjudice subi par l’application d’une loi jusqu’au moment où elle est déclarée inconstitutionnelle, à moins qu’il y ait une preuve d’un comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir. Elle conclut que la demande d’autorisation ne contient aucune allégation à l’effet que le gouvernement du Canada ait agi de façon clairement fautive, de mauvaise foi ou par abus de pouvoir quant à l’imposition de la suramende. D’autre part, tel que décrit par la Cour suprême dans l’affaire Mackin[6], il serait « impensable » ou « difficilement imaginable » de déclarer que le Parlement du Canada a engagé sa responsabilité civile en adoptant une loi.
En ce qui a trait au Gouvernement du Québec, les demandeurs lui reprochaient d’avoir imposé la suramende conformément à l’article 737 C.cr., de 2013 jusqu’à l’arrêt Boudreault en 2018, et postérieurement à cet arrêt, et ce, malgré que la disposition fut invalidée. Encore une fois, la Cour explique qu’entre 2013 et 2018, la responsabilité du gouvernement du Québec ne peut être retenue puisque la demande d’autorisation ne fait allusion à aucun fait qui permet de croire que le Gouvernement du Québec aurait agi de façon clairement fautive, de mauvaise foi ou par abus de pouvoir.
En ce qui concerne la période postérieure à l’invalidité de l’article 737 C.cr., le juge explique que, n’eût été l’argument de la chose jugée, il aurait été approprié d’accorder l’autorisation d’exercer l’action collective quant à l’un des sous-groupes. En effet, la Cour juge qu’il s’agit d’un droit d’action qui « paraît sérieux » puisque le Bureau des infractions et amendes (une entité qui relève du ministère de la Justice du Québec) a continué à récolter les suramendes suite à l’invalidité de l’article 737 C.cr.
C’est ainsi que l’autorité de la chose jugée fut « dirimant[e] » pour la cause des demandeurs.
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[1] 2018 CSC 58
[2] L.C. 2013, c.11
[3] L’Oratoire Saint‑Joseph du Mont‑Royal c. J.J., 2019 CSC 35
[4] Art. 168 alinéa 2 C.p.c.
[5] R. c. Wigman, [1987] 1 R.C.S. 246, p. 257-258
[6] Mackin c. Nouveau-Brunswick, 2002 CSC 13