
Compensation judiciaire : Un rappel des principes entourant la compensation judiciaire et la possibilité pour le tribunal d’y faire exception
La question revient souvent. Un débiteur est endetté vis-à-vis de son créancier. Sa dette est certaine, liquide et exigible et il ne la conteste pas comme telle. Pourtant, il refuse de payer car, selon lui, le créancier lui doit une somme égale ou plus importante. Évidemment, si cette réclamation porte sur une dette qui satisfait aux conditions prévues à l’article 1673 al. 1 CCQ, son refus sera justifié. Sinon, il devra payer, quitte à se faire rembourser plus tard si sa réclamation est jugée bien fondée.
Malgré ce qui précède, il arrive qu’un débiteur puisse opposer compensation à son créancier lors même que sa propre créance ne satisfait pas à l’ensemble des conditions de l’article 1673 al. 1 CCQ. En effet, l’article 1673 al. 2 CCQ prévoit qu’« une partie peut demander la liquidation[1] judiciaire d’une dette afin de l’opposer en compensation » ; on parle alors de compensation judiciaire. Étant donné qu’elle doit être soulevée par voie de demande reconventionnelle, la compensation judiciaire interviendra généralement lorsque les créances invoquées de part et d’autre proviennent d’une même source ou de sources connexes.
Cela étant dit, il semble que le tribunal puisse aussi faire exception à l’article 1673 al. 2 CCQ et ordonner à un débiteur de payer son créancier tout en laissant en suspens la contre-réclamation connexe de ce dernier, tel qu’il ressort du jugement récent de la Cour supérieure dans Corporation du Parc de la Rivière du Moulin c. 9099-3593 Québec inc. (Inter-Projet)[2].
Dans cette affaire, Corporation avait recouru aux services d’un entrepreneur général, Inter-Projet, pour construire une piste cyclo-piétonnière et ce dernier avait sous-traité une partie des travaux à Metco. Une fois les travaux complétés, Corporation souhaitait payer les sommes qui restaient dues aux termes du contrat, mais Inter-Projet refusait de payer Metco en raison d’un litige connexe entre eux deux et n’était donc pas en mesure de fournir à Corporation la quittance finale de celui-ci. Metco demandait pour sa part à être payé et, ne sachant que faire, Corporation avait décidé de retenir un montant équivalent à ce qui restait dû à Metco et de s’adresser au tribunal pour savoir comment en disposer.
Saisi de la question, le juge Roger Banford, jcs rejette les différents moyens soulevés par Corporation et Inter-Projet, dont la compensation judiciaire, et permet à Metco d’être payé. À propos de la compensation, il écrit notamment ce qui suit :
« [59] Dans ces circonstances, il faut s’interroger sur la nécessité de reconnaitre le droit à invoquer la compensation pour faire obstacle au paiement de la créance de METCO, puisque toute condamnation contre cette dernière, sur la base des prétentions d’INTER-PROJET, devrait être payée par l’assureur de l’appel en garantie.
[60] Par conséquent, il est peu probable qu’INTER-PROJET doive s’adresser à METCO personnellement pour satisfaire sa créance, dans ses conditions, malgré le lien juridique direct qui subsiste avec METCO dans ce litige.
[61] Le Tribunal estime qu’il y a là matière à exclure l’application de la règle du second alinéa de l’article 1673 et de ne pas reconnaitre l’opposabilité de la créance d’INTER-PROJET à celle de METCO.
[62] En outre, l’esprit du régime de compensation est d’éviter des déplacements de fonds inutiles dans certaines conditions, tout en servant de garantie en permettant de parer aux risques d’insolvabilité du débiteur[8].
[63] Or, ce risque parait peu probable en l’instance, en raison de la présence d’une couverture d’assurance couvrant, par voie d’appel en garantie de l’auteur des dommages réclamés, la réclamation d’INTER-PROJET. Dans cette éventualité METCO n’aura à débourser aucune somme à INTER-PROJET.
[64] Dans cette optique, si une dette n’est pas susceptible de compensation lorsqu’elle peut donner lieu à une contestation raisonnable et sérieuse[9], la même règle devrait s’appliquer si le créancier peut compter une autre protection aussi avantageuse et moins préjudiciable au débiteur.
[65] Par ailleurs, le Tribunal estime que, dans les circonstances, l’application de la règle de la compensation judiciaire apparait injuste et préjudiciable à METCO, ce qui justifie son intervention, comme le permet l’article 49 du Code de procédure civile.
[66] En l’occurrence, la compensation judiciaire pour contrer la demande de paiement de METCO constitue une mesure assimilable à une garantie extraordinaire, un privilège que le Tribunal ne lui reconnaitrait pas dans le cas d’une saisie avant jugement, par exemple, en l’absence d’un péril raisonnable de perte de créance.
[67] De même, si le Tribunal devait apprécier les inconvénients de la situation, il constaterait qu’INTER-PROJET n’en subirait aucun, si METCO encaissait son dû, elle-même ayant déjà encaissé toutes les sommes qui lui revenaient sur le contrat de 3 615 773,63 $. En outre, elle n’a aucun déboursé à encourir puisque le montant dû se trouve entre les mains des procureurs de la demanderesse et de toute manière la créance éventuelle qu’elle aura à faire valoir contre METCO, fait l’objet d’une couverture d’assurance pour une grande partie, sinon en totalité.
[68] Par contre, la situation de METCO est périlleuse, le dossier montre bien que l’absence de paiement dû depuis plus de 6 mois, crée un manque de liquidités qui compromet l’avenir de l’entreprise. Elle fait face à un rappel des avances bancaires, dont le terme échoit le 3 juillet 2018.
[69] Dans les circonstances, il ne fait pas de doute que l’exercice du droit invoqué par INTER-PROJET s’avère excessif et déraisonnable, et va à l’encontre des exigences de la bonne foi au sens de l’article 7 du Code civil du Québec.
[70] Dans ces conditions, en application des règles de l’équité, le Tribunal conclut que la retenue de la somme de 511 610,52 $ n’est pas justifiée et en conséquence CORPORATION doit remettre la somme et les intérêts courus directement à METCO, ce qu’autorisent les conclusions de la procédure soumise. »
Selon ce jugement, le tribunal peut donc faire exception à l’article 1673 al. 2 CCQ en certaines circonstances. En l’espèce, la présence d’un autre débiteur solvable – l’assureur – au cas où Inter-Projet a gain de cause sur sa réclamation connexe contre Metco et l’équité sont les deux facteurs qui semblent avoir convaincu le tribunal de conclure en ce sens.
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[1] Malgré l’emploi du mot « liquidation », le tribunal peut rendre effective les différentes conditions de l’articles 1673 al.1 CCQ et non pas uniquement la condition de liquidité des créances. Voir Jobin, P.-G. et N. Vézina, « Compensation judiciaire » dans Les obligations, 7ème édition, 2013, EYB2013OBL159, para. 1082.