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Benhaim c. St Germain : La Cour suprême du Canada cause liens de causalité et « statistiques causales »

Benhaim c. St Germain : La Cour suprême du Canada cause liens de causalité et « statistiques causales »

Si, tout comme moi, vous vous passionnez pour l’étude des liens de causalité, vous serez enchantés d’apprendre que la Cour suprême du Canada, dans un arrêt récent, discute de la théorie sous-tendant cet élément trop souvent ignoré du triptyque de la responsabilité civile.

Dans l’arrêt Benhaim c. St-Germain, 2016 CSC 48, la Cour suprême discute de l’obligation du juge des faits de tirer une inférence quant au lien de causalité lorsque le défendeur, par sa négligence, compromet la possibilité pour le demandeur d’établir ce lien de causalité et lorsque le demandeur produit néanmoins certains éléments de preuve du lien de causalité. La Cour suprême formule également certains commentaires d’intérêt en droit de la preuve sur l’utilisation d’une preuve scientifique, notamment statistique.

Dans cette affaire, un père de famille est décédé d’un cancer du poumon à l’âge de 47 ans. Sa conjointe, agissant à titre personnelle, ainsi qu’à titre de tutrice de leur enfant mineur et de légataire universelle, poursuit les deux médecins traitant, leur reprochant d’avoir diagnostiqué le cancer de son mari trop tardivement. Selon elle, n’eut été de la négligence professionnelle des médecins, le diagnostic de cancer aurait été fait suffisamment tôt pour traiter avec succès son mari. Les médecins défendeurs, au contraire, sont d’avis que le cancer aurait vraisemblablement eu raison du mari de la demanderesse même s’il avait été rapidement diagnostiqué.

Aucun des témoins experts entendus de part et d’autre lors du procès n’ont été en mesure d’offrir davantage qu’une opinion conjecturale, notamment fondée sur des hypothèses statistiques, afin d’expliquer l’existence ou non d’un lien de causalité. Ces opinions portaient de manière générale sur les chances de survie d’un patient atteint d’un cancer du poumon, selon le stade clinique d’avancement de ce type de cancer. Les experts ont également exprimé leur opinion sur la progression plausible du cancer du mari de la demanderesse, afin de tenter de déterminer le stade clinique du cancer du patient au moment où les médecins ont failli à leur obligation de diagnostiquer la maladie.    

La juge du procès a reconnu que cette impossibilité d’établir le lien de causalité par preuve directe a été causée par la négligence des médecins. Celle-ci a également reconnu que, dans de telles circonstances, elle pouvait tirer une inférence de causalité défavorable à l’égard des médecins. La juge du procès a toutefois refusé de tirer une telle inférence. La Cour d’appel du Québec a déterminé que ce refus de tirer une telle inférence constituait une erreur de droit, les arrêt Snell c. Farrell, [1990] 2 RCS 311 et St-Jean c. Mercier, [2002] 1 RCS 491 imposant, selon elle, l’obligation au juge des faits de tirer une telle inférence dans ces circonstances.

La Cour suprême, unanime sur ce point, explique qu’il s’agit d’une interprétation erronée de ses deux arrêts, et que l’inférence de lien de causalité dans ces circonstances est laissée à l’appréciation du juge des faits, à la lumière de l’ensemble de la preuve. Alors que la majorité de la Cour suprême est d’avis que la juge de première instance n’a pas erré en refusant de tirer une telle inférence, la minorité est plutôt d’avis que celle-ci a commis une erreur de fait manifeste et dominante en ne tirant pas cette inférence.

La majorité de la Cour suprême explique d’abord que la possibilité – et non l’obligation – du juge des faits de tirer une inférence de lien de causalité lorsque la négligence d’une partie empêche sa preuve directe découle des dispositions du Code civil du Québec en droit de la preuve :

[59]  En droit civil québécois, l’inférence défavorable dont il est question dans l’arrêt Snell n’est rien de plus que la présomption de fait prévue à l’art. 2849 du Code civil. Aux termes de cette disposition, les « présomptions qui ne sont pas établies par la loi sont laissées à l’appréciation du tribunal qui ne doit prendre en considération que celles qui sont graves, précises et concordantes ». Suivant l’arrêt St‑Jean, « [l]e refus de tirer des présomptions [de fait] est autant une décision sur la preuve que tout autre acceptation ou refus de moyens de preuve » (par. 114). Ainsi, la décision du juge des faits de tirer ou non une inférence défavorable repose sur les faits et dépend exclusivement de l’application correcte de l’art. 2849 aux circonstances de l’affaire.

La majorité de la Cour suprême formule ensuite certains commentaires d’intérêt sur l’utilisation d’une preuve scientifique. Deux de ces commentaires méritent d’être mentionnés dans ce billet.  

Premièrement, la Cour suprême rappelle au paragraphe 47 de sa décision que, bien « que le droit exige seulement que le lien de causalité soit démontré selon la prépondérance des probabilités », « les experts scientifiques ou médicaux nécessitent souvent, avant de tirer des conclusions sur l’existence du lien de causalité, un degré de certitude plus élevé ». (nos soulignements) Selon la Cour, « la causalité scientifique et la causalité factuelle en droit sont deux choses différentes. »

Ce commentaire fait selon nous référence à la distinction entre la force probante d’une preuve d’expert, d’une part, et la norme minimale de fiabilité d’une preuve d’expert permettant son admissibilité en preuve, d’autre part. À cet égard, l’admissibilité d’une preuve d’expert est gouvernée par les critères développés par la Cour suprême dans ses arrêts R. c. Mohan, [1994] 2 RCS 9 et R. c. J.-L.J., [2000] 2 RCS 600. Dans ces arrêts, qui reprennent en partie les principes développés par la Cour suprême des États-Unis dans Daubert v. Merrell Dow Pharmaceuticals, Inc., 509 U.S. 579 (1993), la Cour suprême du Canada a notamment établi que toute preuve d’expert doit satisfaire une norme minimale de fiabilité pour être admissible.

Cette norme minimale de fiabilité d’une preuve d’expert s’évalue à la lumière de la méthodologie établie dans le champ scientifique sous-tendant l’opinion de l’expert. Par exemple, une preuve statistique présentant une marge d’erreur trop élevée, selon les standards admis par le champ scientifique pertinent, pourra être rejetée d’emblée par le juge des faits. La Cour suprême a donc raison de rappeler dans ses motifs, qu’avant même d’être pris en compte suivant la balance des probabilités, une preuve d’expert doit répondre à une norme minimale de fiabilité selon des critères scientifiques. Paradoxalement, mais cela est logique à bien y réfléchir, ces critères scientifiques gouvernant l’admissibilité peuvent être plus élevés que la balance des probabilités.

Deuxièmement, la Cour suprême discute du caractère probant de statistiques portant sur des comportements généraux. La Cour rappelle d’abord à cet égard que « les généralisations statistiques ne permettent pas de trancher des cas précis » (paragraphe 74). Il serait en effet injuste, nous dit la Cour, de conclure qu’une personne précise n’a pas acquitté son droit d’entré à un événement équestre sur la simple base qu’une majorité de spectateurs à cet événement est entrée sans payer. La Cour ajoute toutefois que « la décision de tirer ou non une inférence à partir de tels éléments de preuve – à savoir si la généralisation statistique est pertinente en l’espèce – appartient au juge des faits, qui tranche au vu de toute la preuve. » (paragraphe 75)

Ces deux commentaires de la Cour suprême en droit de la preuve mettent en évidence une distinction intéressante en matière de témoignage d’experts. D’une part, une preuve d’expert peut être si peu probante, d’un point de vue scientifique, qu’elle ne sera pas admissible d’entrée de jeu. D’autre part, une preuve d’expert peut perdre sa force probante, d’un point de vue légal, lorsqu’elle ne prend pas en compte certaines variables pertinentes. Bien qu’en pratique ces deux questions peuvent reposer sur les mêmes faiblesses d’une preuve d’expert, les débats qu’elles soulèvent ne prendront pas place au même stade de l’évaluation d’une telle preuve. Le plaideur cherchant le rejet d’une preuve d’expert aura donc avantage à faire cette distinction dans ses arguments, afin de maximiser ses chances de succès, mais surtout, afin d’accorder aux questions de causalité toute l’attention qu’elles méritent !

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